نوع المستند : المقالة الأصلية
المؤلف
Département de langue et de littérature françaises- Faculté des Lettres- Université du Caire
المستخلص
الكلمات الرئيسية
La représentation des villes du Canal dans trois témoignages autobiographiques égyptiens
L’histoire du Canal, depuis l’idée de son percement, a suscité une importante production littéraire dont plusieurs récits égyptiens où reviennent des thèmes tels que les travaux gigantesques, la corvée, les souffrances endurées par les fellahs égyptiens, les cérémonies de l’inauguration du Canal, les conflits politiques et économiques générés par la dette, puis en 1956 par la nationalisation, la réappropriation identitaire, les circonstances de la fermeture de cette voie d’eau après la guerre de 1967, et nous en passons. Tous ces épisodes ont alimenté, du côté égyptien, nombre de récits historiques, fictions et témoignages autobiographiques.
C’est surtout à ces derniers que nous nous intéresserons pour étudier comment y sont décrites les particularités sociales et culturelles des trois villes du Canal : Port-Saïd, Suez et Ismaïlia. Notre corpus comprendra notamment les récits autobiographiques de Samir Amin Mémoires, L’éveil du Sud[1], de Naguib Amin « Les cabanons de Suez »[2] et de l’historien Raouf Abbas « Ismaïlia remémorée »[3], trois intellectuels qui ont en commun d’être égyptiens et d’avoir poursuivi plus tard de brillantes carrières dans la capitale égyptienne ou à l’étranger[4]. Au-delà de leur histoire personnelle, de leurs souvenirs colorés d’une rétrospection affective, ils racontent les événements que traversent leur région et l’Egypte toute entière à un moment donné du destin du pays.
Nous aborderons donc l’écriture de l’Histoire à partir de la construction de la mémoire du « je » de ces trois auteurs. Nous entendons le terme « histoire » dans ses deux sens principaux, ou plutôt comme l’association des deux : d’une part « Connaissance et récit des événements du passé, des faits relatifs à l’évolution de l’humanité (d’un groupe social, d’une activité humaine), qui sont dignes ou jugés dignes de mémoire », et d’autre part, « récit de vie ». L’histoire est dans notre contexte, une expérience au croisement de ces deux sens: l’universalité et la singularité que l’écriture du témoignage autobiographique ne fait que relier.
Notre analyse des textes tentera essentiellement de trouver des réponses aux questions suivantes : Comment l’image des trois villes du Canal de Suez se manifeste-t-elle dans les trois témoignages en question ? Quels sont les souvenirs que privilégient les auteurs ? Comment arrivent-ils, à travers leur vision interne, à réaliser le brassage entre vie privée et histoire du pays ? Comment leur nostalgie d’un temps désormais disparu est-elle racontée ? Restent-ils fidèles au pacte testimonial ? Comment ces autobiographies réussissent-elles à nous faire connaître de l’intérieur une société qui apparaissait comme marquée par l’histoire du Canal, par la coexistence de diverses communautés qui, bien que se côtoyant, demeuraient séparées par certains codes, tout en vivant dans l’idée d’appartenir à un espace ayant sa propre texture multiculturelle ?
Une base historico-nationale conditionne l’écriture des récits et nourrit la plume des auteurs qui évoluent dans un espace-temps vécu et assumé. Mais auparavant rappelons que le sociologue Renaud Dulong donne du « témoignage » la définition suivante : « Un récit autobiographiquement certifié d’un évènement passé, que ce récit soit effectué dans des circonstances formelles ou informelles. » (Dulong, 1998 : 43)
A la lueur de cela, nous pouvons dire que l’écriture testimoniale croise l’écriture de l’Histoire dans un acte de résilience qui concerne le statut du « je » de la voix narrante par rapport aux événements personnels et collectifs. En ce sens, les événements personnels peuvent être considérés comme des indices non seulement pour rendre compte d’une vie mais aussi pour comprendre une époque. La dynamique testimoniale nait de cette rencontre entre la subjectivité du parcours singulier et l’objectivité historique, entre la parole personnelle et le discours commun. Ainsi pour Dulong toujours, le témoignage est « un récit certifié par la présence à l’événement raconté.» (Dulong, 1998 : 237)
Cet événement marque la vie d’un témoin, et c’est à partir de ce moment charnière que le « je » en esquisse un portrait fidèle à la réalité. Par ailleurs et selon Jean-Luc Marion, « L’événement se veut unique, non répétable et imprévisible. » (Marion, 2001 : 50) C’est pourquoi nos trois auteurs s’arrêtent à certains événements marquants de leur vie privée ainsi que celle du pays comme nous le verrons au cours de notre recherche. Bien que certains actes se placent au niveau du quotidien et se trouvent à une échelle répétitive et prévisible, ils sont pourtant dignes d’être racontés ayant laissé une empreinte dans la vie des auteurs et car ils sortent de l’ordinaire par la « commotion émotionnelle» (Dulong, 1998 : 45) produite chez le narrateur. Pour Pascale Huglo : « Dès que l’on change d’échelle, dès que l’on renonce à la visée englobante, la platitude présumée du quotidien laisse place à un fourmillement événementiel peut-être infime, mais certainement pas nul. » (Huglo, 2011: 90) Nous pouvons donc dire que des micro-événements de la mémoire du quotidien se greffent autour de macro-événements et engendrent des récits oscillant entre la vie quotidienne et la visée testimoniale.
A travers un compte-rendu subjectif des événements, l’Histoire est présentée à un public assoiffé de connaitre les circonstances vécues par les villes du Canal sans les rechercher dans des manuels historiques ou des pamphlets politiques. Les œuvres n’offrent pas d’informations historiques brutes ou objectives de manière scientifique. Au contraire, les auteurs essaient d’atteindre un public plus large et de faciliter l’accès à l’information. L’auteur s’adresse à une collectivité, « c'est-à-dire un groupe d'individus qui partagent une sensibilité et des valeurs similaires » (Rastier, 2005 : 161) et qui recherchent leur identité dans les récits en question. « Les témoignages doivent être considérés comme de véritables instruments de reconstruction de l’identité, et pas seulement comme des récits factuels, limités à une fonction informative.» (Pollack, 1990 :12), comme le souligne Michael Pollack.
Pour gagner l’adhésion du lecteur, l’auteur doit respecter le contrat de vérité caractérisant le récit testimonial qui réfère à un certain contexte politique et social en rendant compte d’une certaine réalité. Tout comme le pacte référentiel de Lejeune, le pacte testimonial incarne le rapport entre le témoin et le lecteur, traduit l’intention de l’auteur d’être sincère et l’oblige à « s’engager sur l’authenticité ou à tout le moins sur la sincérité de son récit. » (Dornier et Dulong, 161:102)
La littérature de témoignage se doit d’articuler, pour citer Jean-Philippe Pierron, « à la fois un pôle de hauteur (attestation d’autres choses que soi), un pôle d’extériorité (rendre témoignage devant l’autre), et un pôle d’intériorité ou de subjectivation (la constitution de soi comme témoin)» (Pierron, 2006: 67)
Trois critères auxquels répondent parfaitement les récits qui constituent notre corpus comme nous le verrons dans notre étude. Pour ce faire, nous essaierons de mettre l'accent sur trois processus fondamentaux dont l’interaction fonde l’essence de tout récit testimonial : la réalité Historique, le témoignage et le travail de mémoire.
A travers des narrateurs autodiégétiques, Samir Amin, Naguib Amin et Raouf Abbas tressent des rapports entre l’écriture testimoniale et celle autobiographique et supposent la véracité des événements racontés. Le déictique « je » conduit l’histoire avec ses variations allomorphiques « me », « mon » et autres. Rappelons que Dornier annonce « comme dans tout récit autobiographique, le témoignage suppose l'identité référentielle du je narrant, du je narré et de l’'auteur et exclut l'anonymat ou le recours à un pseudonyme. » (Dornier, 2004: 40) Le narrateur annonce depuis le début son implication dans les événements racontés. Ricœur soutient que « l’assertion de réalité est inséparable de son couplage avec l’auto-désignation du sujet témoignant.» (Ricoeur, 200 :204) Cette auto-désignation est inséparable de la décision de l’auteur-témoin de raconter son histoire. Nous trouvons donc que Samir Amin prend le nom de sa famille « les Amin » et le narrateur des Cabanons s’appelle Naguib. Ce narrateur remplit sa fonction de régie, puisqu’il organise le récit et choisit ce qui doit être raconté.
En effet, le pacte testimonial est respecté dès le titre même du récit de Samir Amin. Celui-ci évoque sa présence dans son texte : Mémoires. L’auteur prend l’attitude du témoin et raconte des événements personnels et individuels mais dépasse aussi ce cadre pour relater les événements sociaux et historiques, ce qui est confirmé par Dulong: « la référence biographique établit la factualité de ce qui est relaté. » (Dulong, 1998 : 44)
Contrairement à Samir Amin qui annonce ouvertement son intention de dire une réalité vécue, les deux autres auteurs ont choisi de ne pas le faire explicitement. « Les cabanons de Suez » est un titre qui précise l’espace et renvoie aux cabanons célèbres de Suez à un moment donné de l’Histoire de cette ville. Le lecteur comprend qu’il s’agit d’événements ancrés dans un espace précis et peut être à un moment fixe de l’Histoire. Or c’est le titre général de l’ouvrage qui souligne l’authenticité des événements racontés[5].
Il en est de même pour « Ismaïlia remémorée ». L’indication générique n’est pas clairement précisée mais l’appartenance aux publications de l’Institut français d’Archéologie orientale au Caire suppose que le lecteur aura affaire à des récits factuels, à des événements réels et que les textes ne relèvent pas du monde de la fiction surtout que l’auteur est un célèbre historien et professeur d’Histoire. La réception des textes est donc précisée depuis la page de couverture qui leur donne une crédibilité ; la fiabilité étant le premier critère, voire « la question cruciale » (Ricœur, 2000 : 202) du récit testimonial selon Ricœur.
Dans ce cadre authentique, les narrateurs, par leur focalisation interne, commencent leur récit, qui passe par leur propre filtre, par un flash-back rappelant leurs souvenirs d’enfance. Leur parole se tisse autour de certains « biographèmes » pour reprendre le terme de Roland Barthes.[6] La mémoire est certes le biographème de base dans ces récits rétrospectifs qui permettent au témoin intimement impliqué dans l’action de raconter sa vie, ses émotions et ses réactions. Or, la sélection de la mémoire est relative à certaines interrogations : comment et de quoi se souvenir ?
En effet, la mémoire dans les récits en question a plusieurs modes de fonctionnement. Il s’agit d’abord d’une mémoire de premier degré, reliée aux expériences personnelles, au sentiment de nostalgie, aux beaux souvenirs, à l’épanchement sur la vie d’avant. Le second est la mémoire fonctionnelle, celle qui remonte à des événements historiques réels. C’est d’ailleurs la mémoire du premier degré qui amène la deuxième. Ces deux types de mémoire permettent de voyager dans le temps et imposent de fréquents retours en arrière. C’est donc le souvenir qui permet d’alterner mémoire de l’événement et mémoire de vie.
Pour présenter ce dernier au lecteur, Samir Amin divise son texte en trois parties : la première intitulée « Les ancêtres et les parents » évoque les origines de l’auteur qui remontent au XIXème siècle « La famille de mon père appartient, en partie, à ce qu’on appelle l’aristocratie copte (…) remontant à la seconde moitié du XIXème siècle. » (Samir Amin : 13) Le narrateur présente les différents membres de sa famille : son grand-père reconnu par son patriotisme, sa grand-mère paternelle qu’il n’a jamais connue, son père médecin attaché aux valeurs démocratiques et laïques, ses grands-parents maternels français qui étaient la source importante de l’apprentissage du narrateur ainsi que quelques autres membres de la grande famille. Il présente aussi son adoption du courant pro-communiste alors qu’il étudiait à l’école, son éducation anticolonialiste, socialiste et antifascite qu’il doit à son grand-père maternel et à ses parents mais aussi son appartenance culturelle double « Je ne suis pas « moitié égyptien » et « moitié français », mais intégralement l’un et l’autre. » (Samir Amin : 17)
C’est dans cette partie que le narrateur nous dévoile l’espace où il vivait avec ses parents: la ville de Port-Saïd. L’événement le plus important qu’il relate est le transfert des parents de la Haute-Egypte vers Port-Saïd afin de « permettre à ma mère de faire sa carrière comme elle l’entendait (c’est-à-dire avoir une belle clientèle riche lui permettant de soigner les autres- la grande majorité- gratuitement.» (Samir Amin : 18) Le narrateur raconte des événements non vécus par lui-même mais qui le situent dans un cadre familial, social et idéologique bien précis.
La deuxième partie« Souvenirs d’enfance » raconte sa naissance mais surtout l’installation de la famille à Port-Saïd: « Mes parents(…) venus en vacances à la mer à Port-Saïd, trouvèrent la ville à leur goût et décidèrent de s’y installer. Ce qui fut fait lorsque j’avais à peine dépassé l’âge d’un an. Mes grands-parents maternels, instituteurs l’un et l’autre, décidèrent de s’y installer à leur tour, dès leur retraite prise, peu de temps après, auprès de leur fille unique- ma mère. Maman commençait immédiatement à travailler, ouvrant sa clinique privée. Mon père était inspecteur sanitaire de la province du Canal.» (Samir Amin : 20) Le narrateur relate surtout ses souvenirs d’enfance dans cette ville et son attachement à cette dernière comme à sa famille.
La troisième partie a pour titre « La guerre et le lycée » ; elle met en relief les événements de 1940 à 1946 et surtout la situation de Port-Saïd lors de la deuxième guerre mondiale, l’adolescence du narrateur et son expérience au Lycée français de Port-Saïd, les cinémas de cette ville« Kursaal, Empire, Eldorado, Rialto » (Samir Amin : 34) qui projetaient les films les plus récents.
Conscients de la nécessité de témoigner afin de sauvegarder leurs souvenirs, les narrateurs font revivre les morts à travers leur parole. Le « je » de l’écriture de l’histoire, en disposant de ses propres sources, est en effet toujours lié aux autres ainsi qu’à leurs sources historiques et à leur vie qui s’entremêlent. Ces autres sont eux-mêmes des témoins d’une certaine époque.
Nos trois auteurs commémorent les disparus en insistant sur leurs attitudes, leurs comportements et la familiarité ressentie à leur égard. Leur intention est de rester liés à ces derniers, de garder leur solidarité avec eux. «L’écriture rend la parole au mort : et le témoin maintient en vie le survivant. Le survivant en effet craind de vivre à la place d’un autre, et tente sans espoir de lui rendre la parole, lui restituer ainsi, imaginairement, la vie (…)» (Rastier, 2003 : 148)
Les disparus continuent à vivre grâce au témoignage. « Je garde un souvenir toujours ému de ces grands-parents que j’ai aimés de tout mon être.» (Samir Amin : 19)
Samir Amin s’attache à des événements répétitifs qui relèvent du quotidien et commence son récit par évoquer sa forte relation avec ses grands-parents maternels, surtout son grand-père qui a été un des éléments fondamentaux qui ont formé sa personnalité et son éducation sociale et politique : «Les jeudis et dimanches, grand-père m’emmenait dans une longue promenade à pied- le long des quais du port, le ferry-boat de Port Fouad, les jardins de cette ville(…) allant même parfois fort loin jusqu’aux salines de Port-Saïd, au pont de Raswa ou à celui du Gamil(…) Notre conversation était ininterrompue et grand-père faisait par ce moyen mon éducation : leçons de choses, explications de tout (…) mais aussi leçon de politique. » (Samir Amin : 21)
Ce personnage figure dans le récit toujours par sa parole et son influence sur l’auteur : « Grand-père était un être social et politique qui passait de longs moments dans les cafés observant et bavardant avec les uns et les autres (…) avec lesquels il entretenait de longues discussions.» (Samir Amin : 20)
De même, l’image de la grand-mère qui lui a surtout appris l’amour de la lecture peuple le récit. Cette femme est « admirable par ses qualités de cœur et d’esprit, toujours calme dans les moments les plus difficiles, toujours intelligente dans ses jugements.» (Samir Amin : 19)
Le père également avait joué un rôle important dans la formation de notre personnage principal: «Il y avait aussi la cérémonie du dimanche au café Le Royal, en ville, où mon père nous emmenait ma sœur et moi vers midi. (…) C’était aussi l’occasion pour mon père de se déplacer d’une table à une autre (…) pour discuter d’affaires diverses et de politique. C’était pour moi qui suivais la conversation (…) l’occasion d’entendre du bon arabe. Après quoi mon père me « résumait » (en bon arabe) l’essentiel de ce qui devait m’intéresser. » (Samir Amin : 23)
Nous voyons que Samir Amin fait de son récit un véritable polylogue, une autobiographie collective, où les voix se multiplient et se construisent en lieu d’énonciation. L’hétérogénéité énonciative se manifeste à travers le narrateur et les autres personnages, ce qui permet de faire avancer les actions en temps réel.
L'auteur en employant cette technique polyphonique veut rapporter les propos des autres, en donnant des témoignages sur des personnages réels et en mettant l’accent sur leur caractère et même leurs gestes, ceci afin de donner plus de crédibilité à son récit et de convaincre le lecteur.
Ainsi écoutons-nous la voix du grand-père paternel interdisant aux Anglais de communiquer dans leur langue maternelle en Egypte : «Il leur avait répondu en arabe « je ne sais ce qu’environ veut dire, dites-moi exactement le poids de vos machines, de manière à ce que l’Etat égyptien vous fasse payer le prix exact du transport. » (Samir Amin : 14) De même, nous y lisons les paroles de la grand-mère : « Un jour, elle dit à ces dames chrétiennes bruyantes : vous devriez vous réfugier dans la cathédrale à côté, c’est un lieu saint certainement, le mieux protégé qui soit pour vos prières ardentes.» (Samir Amin : 28) Chacun des personnages prend la parole pour témoigner d’un certain événement.
Dans le récit de Naguib Amin, le polylogue parait depuis l’entrée en matière et le lecteur a affaire à un entretien testimonial. « Les cabanons de Suez » commence par un événement important: l’attaque tripartite contre l’Egypte et la radio qui annonce : « La ville de Port-Saïd et peut-être même celles de Suez et d’Ismaïlia étaient occupées. » (Les cabanons de Suez : 157) Une précision temporelle parait depuis le début « 1956 » ; date charnière car à partir de ce moment, il sera impossible de passer les vacances à Suez détruite par l’agression. C’est à partir de cet événement - raconté au temps présent- que le narrateur fait un retour en arrière pour se rappeler ses souvenirs de vacances à Suez. Les événements historiques sont individualisés et vécus par le témoin et sa famille
Celui-ci donne la parole à sa mère pour rendre l’instantanéité du récit : « Alors nous n’irons pas passer l’été à Suez cette année à cause de la guerre ?» (Les cabanons de Suez : 157)) Le père aussi prend la parole pour essayer de convaincre sa femme de la beauté de Suez : « Il assénait avec assurance que les cabanons de suez étaient pareils à ceux de Deauville. » (Les cabanons de Suez : 159)
Pour Naguib Amin, Suez n’était pas le lieu d’apprentissage non plus de formation mais plutôt de vacances, d’initiation à l’amour et de voyage avec ses amis Sid l’algérien, Gamil et Julia surtout que son père, inspecteur de l’agence d’une des plus grandes banques au Caire partait quelques semaines en mission à Suez : « Nous allions en villégiature à Suez plus ou moins contraints et forcés. » (Les cabanons de Suez:158) Pour sa mère, Suez était un bled dénué de tout atout. Le narrateur pose un regard sur la famille mais dépasse aussi le cadre de la parenté pour citer les amis et les proches. Et ce sont les causeries entre amis pendant les vacances qui l’ont imprégné. Il entendait ses parents et leurs amis discuter de différents sujets : « Ils mentionnaient pêle-mêle les nombreuses personnes qui sont maltraitées en prison, les riches réduits à la mendicité à cause de la nationalisation, les individus qui prétendaient avoir été riches et se retrouver sans le sou, alors qu’à l’origine ils avaient toujours été pauvres.» (Les cabanons de Suez : 159)
Suez représente pour Naguib Amin un espace de rencontre entre des nationalités différentes : entre sa famille et celle de M Al Masry, entre ses voisins algériens et le propriétaire de l’hôtel où ils sont logés: «Et les causeries nocturnes se poursuivaient dans un mélange de français, d’arabe du Caire, du Levant, de Haute Egypte et d’amazigh. » (Les cabanons de Suez : 1 67) Chacun des personnages prend la parole : le père, la mère, le Consul, Le Cher-frère Martin, Madame Bou Saïd, M.Al Masry pour rendre compte des événements qui les entourent mais aussi pour discuter de sujets divers. Ils deviennent des témoins de cette période de l’agression tripartite et offrent une certaine interprétation et une perspective relatives aux faits racontés : « Et mon père répondit sur un ton d’excuse : « Ne t’en fais pas, Raymond, la situation est difficile et les gens ont peur de tout depuis la guerre de 1956. » (Les cabanons de Suez : 174)
L’atmosphère générale est celle de vacances estivales où règne un air de joie et dont le narrateur décrit les détails minimes depuis les préparatifs jusqu’au déplacement et l’arrivée à Suez. Nous lisons par exemple : « Le salon de l’hôtel était chaleureux et donnait une impression rassurante avec ses fauteuils en velours moelleux, de couleur bordeaux, les tapis orientaux anciens où dominait aussi le rouge, la bibliothèque dont les livres reliés n’avaient jamais été ouverts, l’odeur du tabac et de vieille pipe que dégageait le cendrier à cigares, les peintures à l’huile de bédouins dans le désert, ainsi que les photos en noir et blanc d’anciens visiteurs prises à l’occasion d’excursions lointaines.» (Les cabanons de Suez : 169)
Raouf Abbas, quant à lui, en historien professionnel, commence son autobiographie en précisant l’histoire de la naissance de la ville d’Ismaïlia créée par la Compagnie du Canal de Suez pour « y installer son siège social et la résidence de Ferdinand de Lesseps» (Ismaïlia remémorée : 71), l’origine de son appellation qui remonte au décret du Khédive Ismail, qui « en 1864, a transformé le village en ville alors baptisé d’après son nom.» (Ismaïlia remémorée : 74) Il décrit cette ville moderne avec ses parcs et ses villas de style français, aspect qui a duré de 1870 à 1967.
Pour Raouf Abbas, né d’une famille égyptienne d’employés du Canal de Suez, Port-Saïd et Ismaïlia étaient les villes où il passait les vacances chez les oncles maternels depuis les années 1945 jusqu’en 1958. Les souvenirs sont toujours positifs : « Pour mon frère et moi, ces vacances résonnaient comme une récompense de fin d’année scolaire très attendue et dont nous redoutions d’être privés par un événement malencontreux.» (Ismaïlia remémorée : 74)
A travers les voix qui prolifèrent dans les textes, le lecteur se trouve face à des événements authentiques et écoutent même ceux qui les ont vécus. Cette polyphonie place le texte dans l’immédiat et permet au narrateur d’adopter la position de « encore aujourd’hui » (Lejeune, 1971 :150)
Les personnages remontent à leur enfance ; nous lisons chez Samir Amin par exemple l’alternance entre présent et passé. Cette souplesse comble l’écart temporel entre le passé vécu et le présent de la narration : «Je ne suis pas de ceux qui croient que les souvenirs d’enfance doivent nécessairement être heureux. Mais j’ai eu la chance d’être parmi ces privilégiés qui ont effectivement le souvenir d’une enfance fort heureuse. J’ai donc un souvenir toujours ému des lieux qui ont peuplé mon enfance : la plage de Port-Saïd et ses cabines où l’on dégustait en groupes d’amis les coquillages, le fromage fermenté.» (Mémoires : 60) L’imparfait, temps de la remémoration, alterne avec le présent qui restitue « le surgissement d’une émotion forte transformée, transposée par le travail de la mémoire. » (Fromilhague, 2005 :112)
La narration au présent devient simultanée au temps de l’histoire ; ce qui permet au narrateur de mieux exprimer ses sentiments et ses pensées. Le récit se rapproche du discours et devient plus immédiat et plus présent dans l’esprit du lecteur. Nous lisons dans « Ismaïlia remémorée » : « Mes souvenirs d’Ismaïlia dans les années 50 sont très marqués par la résistance nationale contre la base britannique dans la zone du Canal en général(…) Cela ne veut pas dire que mon intérêt pour Ismaïlia en a été affecté ; la ville est un de mes endroits préférés, un lieu où je sens le sens de l’Histoire.» (Ismaïlia remémorée : 78) Le témoin touché par les événements, relate ces derniers à travers une« mémoire vivante.» (Dulong, 1998 : 16)
Le narrateur ne reste pas confiné dans le regret du temps passé, au contraire il forme tout un réseau de rapprochements temporels.
Boris Cyrulnik mentionne : « Quand la mémoire est saine, une représentation de soi cohérente et apaisante se construit en nous; en revanche, une mémoire traumatique ne permet pas la construction d’une représentation de soi sécurisante puisque en l’évoquant on fait revenir en conscience l’image du choc. » (Cyrulink, 2012 :50) Ce n’est pas le cas de nos écrivains dont la mémoire toujours vivante intervient au présent et témoigne de souvenirs heureux qui paraissent dans la description de la maison dans Mémoires, espace interne de chaleur et de tranquillité : « La maison était magnifiquement meublée et les grands salons du bijou que nous avons habité mettaient en valeurs meubles, tapis et beaux objets que ma grand-mère dénichaient chez Dialdas, l’antiquaire italien de la rue Farouk- la rue commerçante de Port-Saïd.» (Mémoires : 20) D’autre part, le narrateur met en valeur l’ouverture dont jouissait sa famille (franco- égyptienne) qui fêtait tout : les fêtes égyptiennes, musulmanes et coptes, les fêtes françaises : « Noël, la fin du Ramadan et le koubran Bairam, le 14 juillet.» (Mémoires : 23)
Afin de dépeindre le plus fidèlement possible le réel, Samir Amin a recours à de longues énumérations qui rapprochent son récit de l'inventaire, une sorte d’archivage faisant défiler un ensemble de lieux devant le lecteur : « J’ai donc un souvenir toujours ému des lieux qui ont peuplé mon enfance. » (Mémoires : 21)
Les différents espaces qu’il a connus dans cette ville ne sont pas décrits de façon détaillée mais sont liés à des souvenirs précis : le café « baladi » ou populaire où son grand-père rencontrait les ouvriers du Canal, les quais du port, la plage du Gamil, les classes et la cour du lycée, le Casino « Belle époque », l’Eastern Exchange( hôtel-restaurant-jardin), les excursions de la famille hors de Port-Saïd et tout le long des villes du Canal jusqu’à Ismaïlia , Suez et Port- Tewfick. La ville telle qu’elle est décrite par le narrateur est une ville vivante, parcourue par les passagers qui visaient ses rues commerçantes. Les bamboutis sont aussi dépeints ainsi que le « va –et-vient des marins de toutes origines comme des produits qu’ils transportaient avait produit une culture port-saidienne ouverte, inventive. » (Mémoires : 25)
L’architecture ne manque pas d’être présentée dans le texte avec « l’alignement d’immeubles de six étages avec larges balcons de bois au plus parfait style colonial de la fin du siècle. » (Mémoires : 25)
Rappelons également que le rythme saccadé des énumérations est celui de la mémoire qui ne va pas dans les détails mais qui s’arrête aux grands souvenirs, ce qui permet d’éviter la monotonie. C’est par soubresauts que les lieux font surface.
Le témoin oculaire, le narrateur-observateur plonge et se noie corps et âme dans sa ville. Il est sensible aux parfums, aux goûts, aux différents sons. Tout est vu, entendu, humé et caressé sans être pour autant mis en détails pour assurer la véracité de ce qu’il dit et prouver l’incapacité de la mémoire de se rappeler de tout. Ce qui confirme l’assertion d’Alain Goldschlager relative à la mémoire: « (…) qui dit mémoire dit par là-même oubli. Nulle mémoire individuelle n’échappe à l’épreuve du temps et le témoignage s’affirme fragmentaire et plein de lacunes.» (Goldschlager, 1996 : 260)
Cette fragmentation de la narration permet de passer par-dessus ce qui est manquant pour se concentrer sur les souvenirs les plus précis. Elle est une caractéristique principale du témoignage qui dépend de la mémoire mais surtout de « la mémoire amnésique. » (Ricœur, 2000 : 197)
Les lacunes et les distorsions constituent la particularité du processus testimonial et le pacte
est davantage mis en évidence par l’acte de sincérité avouant la possibilité d’inexactitude liée à l’oubli. Selon Régine Waintrater: « Le témoin ne peut prétendre à une vision globale de l'événement dont il témoigne, car de sa place, il manque de perspective (…)» (Waintrater, 2003 : 29)
Pluralité des voix, rythme rapide, tout ceci rend le texte hybride et l’inscrit dans le désir de véracité accentué par l’introduction des termes arabes.
Cette hybridité du texte reflète la volonté et l’insistance du narrateur à être fidèle à ses souvenirs qu’il désire transmettre tels qu’il les a vécus.
Nous lisons donc des termes arabes rendus tels qu’ils sont dans le texte et qui sont liés à des souvenirs tous heureux et positifs : « J’ai donc un souvenir toujours ému des lieux qui ont peuplé mon enfance : le jardin du Casino, le jardin d’enfants comme on l’appelait alors – au centre de la ville – la plage de Port-Saïd et ses cabines sur pilotis où l’on dégustait en groupes d’amis les moukhoulouls et baclaous (coquillages), le mech (fromage fermenté), le fisikh (filet de poisson fermenté), et d’autres délicieuses préparations dont certaines sont typiques de Port-Saïd » (Mémoires : 21) Nous lisons aussi le terme « Chipchips » (sandales ouvertes) Il en est de même pour le texte de Naguib Amin où nous lisons des termes arabes écrits en italique et traduits en notes à la fin du récit : « torshi » (Les cabanons de Suez : 162) , « khawaga » (Les cabanons de Suez : 164), et parfois des mots sans traduction : « de sa gallabiyya blanche. » (Les cabanons de Suez : 169) Nous lisons aussi dans « Ismailia remémorée » : « la chicha des cafés baladi » (Ismaïlia remémorée : 76) sans traduction ou encore des termes français traduits vers l’arabe comme « les Frères musulmans (al-Ikhwan al-Muslimin. » (Ismailia remémorée: 77)
Tout au long de notre corpus, les auteurs n’ont pas cessé de semer des termes arabes afin de plonger le lecteur dans l’oralité qu’implique la société égyptienne. De ce fait, ils gardent la langue orale pour accentuer leur rôle de témoins.
Nous constatons à quel point Dulong affirme : « On témoigne de faits personnels susceptibles d’émouvoir n’importe qui. » (Dulong, 1998 : 45) C’est de l’enfance que se souviennent les écrivains en restituant la poésie de cette période dans leurs récits désirant établir un dialogue avec le lecteur. Ceci exige une dimension de confiance et reconstruit la naissance de la conscience de l’espace et de la beauté des choses : « C’est à travers cette poésie que le narrateur essaie non seulement d’influencer le lecteur mais aussi de le convaincre du charme du passé, voire de le convertir. « (…) la cause qu’il (le témoin) sert (est de faire) du lecteur un converti ou un sympathisant.» (Riffaterre, 2002 : 221)
Le pacte testimonial exige que le lecteur participe aux événements et donc c’est au « témoignaire » de réaliser l’acte de jugement et de compréhension. (Burgelin, 1995 : 84)
Pour « convertir »[7] de plus en plus le lecteur et pour accorder plus de crédibilité au texte, une convergence s’établit entre le perceptif et le cognitif du « je » qui connait l’Histoire du pays. En relatant des anecdotes et des faits personnels de leur propre vie, les narrateurs décrivent le contexte socio-politique où ils ont vécu une partie intégrante de leur enfance. Les procédures de figuration ont une valeur référentielle, elles peuvent être identifiées dans la réalité extérieure et accentuent la véracité des textes. Dans cette mise en relation entre le passé et le présent se pose, en première position, le problème de l’authenticité, le fait de dire la vérité.
Le témoignage ne rend donc pas compte des faits historiques tels qu’ils se sont déroulés, mais du vécu des faits tel qu’il est perçu et mis en scène au moment du témoignage soumis aux exigences de la mémoire.
Ainsi, le vu et le vécu se doublent-ils du su et le contact devient de plus en plus concret avec le passé. Le personnage introduit des dates précises qui attribuent au récit plus de véracité et l’ancre de plus en plus dans le témoignage.[8] Le parallèle entre la vie personnelle et les événements historiques est bien clair comme le montre le tableau suivant :
La date
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L’événement correspondant dans l’histoire du pays |
L’événement correspondant dans l’histoire personnelle du narrateur |
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Mémoires |
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1952- 1954
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Le narrateur évoque le régime nassérien |
Le récit dévoile la tendance communiste du narrateur et son point de vue concernant le régime nassérien |
1940- 1946 |
La seconde guerre mondiale et l’appartenance des jeunes égyptiens, tous politisés, à l’une des deux tendances : « pro parti nationaliste », « procommunistes »
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C’est la période d’adolescence du narrateur (de 9 à 15 ans) où il était encore étudiant au lycée de la Mission laïque française de Port-Saïd et commençait son adoption du courant communiste. La famille recevait à table les soldats de France. |
1935-1937 |
Les navires chargés d’italiens partis à la conquête de l’Ethiopie traversaient le Canal. |
Le narrateur de 5 à 6 ans apprend sa première leçon de politique puisque son grand-père lui apprenait à mépriser ces fascistes. |
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« Les cabanons de Suez » |
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1967 |
La défaite de 1967. |
La famille Al Masry quitte l’Egypte dans l’urgence |
1973 |
Victoire de 1973 qui restitue aux Egyptiens leur dignité. |
Rencontre avec Sid, l’ami algérien qui était revenu en Egypte pour s’enrôler dans l’armée. |
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« Ismaïlia remémorée » |
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Les années 50 |
La résistance nationale contre la base britannique. La nationalisation du Canal. La guerre de Suez. |
Les vacances d’été du narrateur chez l’oncle maternel à Port-Saïd et à Ismaïlia. |
Sans suivre un certain ordre chronologique, les narrateurs choisissent des épisodes divers de leur vie dans les villes du Canal et les présentent de façon parcellaire qui relèverait de la fragmentation. L’impossibilité d’arranger les événements de façon linéaire constitue la base du témoignage. La temporalité est sélective et feuillette l’album des souvenirs pour reconstruire l’expérience vécue et faire revivre certaines périodes cruciales de l’Histoire du pays.
Le texte est chargé de dates et les entrées datées fixent le réel des récits et contextualisent les événements. Samir Amin ne manque pas de citer l’agression tripartite et les effets qui en ont découlé : les bâtiments qui n’existent plus comme l’amirauté britannique détruite pour effacer toute trace de la présence britannique, la statue de bronze de Lesseps, la statue de la reine Victoria, les quartiers construits par les architectes italiens, ces derniers ont été détruits par l’agression de 1956 et les bombardements qui l’ont accompagnée. L’aspect originaire de la ville a disparu avec la montée de la nouvelle classe bourgeoise après 1973 : «Le mythe illusoire que la nouvelle ville franche inaugurée par Sadate allait devenir un pôle de richesse a encouragé la démolition de quartiers entiers pour y construire d’ignobles blocs de béton au goût que l’on devine être celui des nouveaux riches de notre époque. A la place du Casino, un supermarché en plastique préfabriqué.» (Mémoires : 24) Le devoir de la mémoire est donc d’esquisser une image idéale de ces villes avant la dégradation qu’elles ont subies, c’est le devoir de ne pas oublier, une lutte contre l’amnésie qui pourrait mater la beauté de l’image de ces villes au passé.
Cette «ville la plus avancée de l’Egypte de l’époque » (Mémoires : 26) a été victime d’une dégradation depuis les guerres de 1956, de 1967 et son isolement jusqu’en 1973, puis la politique de l’Infitah (l’ouverture sans contrôle au capitalisme mondialisé) et le retour des émigrés en Arabie Saoudite et dans les pays du Golfe. Les années 1940- 1946 trouvent leur place dans Mémoires, période de la deuxième guerre mondiale. L’auteur essaie par l’évocation du passé de nous faire comprendre le présent et la situation actuelle de cette ville. Toujours avec le même rythme rapide des phrases, le narrateur raconte la situation de Port- Saïd, ville de garnison « remplie de soldats, des Britanniques, mais surtout des coloniaux-Sud-Africains (noirs) et Indiens, des Grecs, des Polonais, des français libres(…) » (Mémoires : 27) La maison des parents du narrateur était ouverte aux soldats de la France Libre et Port-Saïd subissait les bombardements aériens. La tâche du père consistait à organiser l’Hygiène de la ville. Un des événements politiques importants évoqués est la nationalisation du Canal en 1956 et le rôle de l’ami du père Wadie Ghattas « dans le staff de ceux qui ont permis que le Canal fonctionne correctement en dépit des actes de sabotage auxquels les Français se sont livrés avant leur départ. » (Mémoires: 31)
Les auteurs travaillent la trame événementielle de manière non conventionnelle, à l’image du travail de la mémoire. Ils procèdent à un acte de raccommodage du passé qui rend les témoins fiables. Le témoin ne restitue pas les choses telles qu'elles ont eu lieu, il évoque seulement ce qu’il a retenu de son passé et à travers sa subjectivé. Le témoignage n’est pas un simple suivi du fil biographique personnel mais c’est une expérience partagée avec le public. L’objectivité en racontant les événements historiques est feinte et correspond au point de vue de Paul Ricœur : « une certaine objectivité, l'objectivité qui l(eur) convient » (Ricœur, 2001 :27)
Dans « Les cabanons de Suez », c’est à travers les vagabondages que le narrateur observe les bâtiments de cette ville transpercés par les balles. L’année 1967 est évoquée dans le récit, année où la ville de Suez et ses alentours se sont vidés de leurs habitants et Suez était devenue « synonyme de défaite, de ligne de front, de villes désertées, de déplacés, de guerre d’usure, ou d’une autre qu’on attendait avec impatience comme le jour de l’Aïd. » (Les cabanons de Suez : 176)
Le narrateur évoque aussi l’émigration des habitants de Suez vers le Caire, des musulmans, des coptes, des syro-libanais, des Arméniens, et des Italiens vers des pays étrangers : le Canada, les Etats-Unis, la Nouvelle-Zélande jusqu’en 1973 qui a restitué aux Egyptiens leur dignité. Si les guerres de 1967 à 1973 ont changé l’atmosphère de gaieté et de joie estivales qui réunissaient les amis, la victoire de 1973 les a regroupés et Naguib voit son ami l’algérien Sid revenir en Egypte pour s’enrôler dans l’armée égyptienne et ceci à Suez, la ville où ils passaient leurs vacances d’enfance.
Raouf Abbas, quant à lui, à travers son regard d’historien, accorde plus d’intérêt aux événements historiques qu’à la vie privée. Il passe rapidement en revue une multitude d’événements que la ville d’Ismaïlia a connus et commence ses souvenirs par la description du quartier Araychiyat Misr où vivait son oncle, un des ouvriers de la Compagnie car cette dernière ne logeait pas ses ouvriers égyptiens. Il commence la description détaillée de ce « quartier indigène (…) aux confins occidentaux de la ville » (Ismaïlia remémorée : 75) en opposition complète avec l’élégante ville européenne d’Ismaïlia. Dans ce quartier qui ressemblait au quartier arabe de Port-Saïd, il y avait de petits immeubles de deux ou trois étages serrés les uns contre les autres sans espace vert dans des rues étroites et mal entretenues. Pour lui, la ville est divisée en deux catégories, celle de la Compagnie et des européens qui y travaillaient et celle des employés dans le quartier de Araychiyat Misr. Le narrateur revient aussi aux origines de l’appellation de ce quartier qui remonte aux habitants de la ville d’Al Arich dans le Sinaï. Dans les années 40 et 50 des travailleurs immigrés venus des provinces se sont installés dans ce quartier. Il relie l’histoire de cet espace à celle de la naissance en 1926 de l’islam fondamental, des leçons de Hassan al-Banna et de la fondation de ce dernier du courant des Frères musulmans. La première contribution financière à ce mouvement était venue de « la Compagnie du Canal de Suez, 500 livres égyptiennes, qui furent investies dans la fondation d’une mosquée-école.» (Ismailia remémorée : 76)
[1]- Mémoires, L’éveil du Sud, Paris, Les Indes savantes, 2015. Nous nous arrêterons à l’étude du chapitre 1 de la première partie « L’enfance » puisque notre intérêt porte exclusivement sur l’étude des villes du Canal. C’est dans ce chapitre que l’auteur relate son enfance dans la ville de Port-Saïd.
[2] - « Les cabanons du Suez » est le titre du chapitre que Naguib Amin écrit et publie dans le recueil Suez. Histoire et architecture. Sous la direction de Claudine Piaton, Le Caire, IFAO, 2011, pp.157-179.
[3] - « Ismaïlia remémorée » est le titre du chapitre que Raouf Abbas écrit et publie dans le recueil Ismaïlia. Architectures XIX-XXe siècles. Sous la direction de Claudine Piaton, Le Caire, IFAO, 2008, pp.73-78.
[4] - Samir Amin (1931- 2018) est un économiste politique franco-égyptien et professeur agrégé en sciences politiques.
Naguib Amin est un ingénieur-architecte, urbaniste et formateur. Expert hautement qualifié dans le développement durable et l’efficacité énergétique en milieu urbain.
Raouf Abbas est un historien et professeur d’Histoire moderne à l’Université du Caire.
[5] - Cf, P.1 de notre recherche.
[6] - Le biographème est un terme utilisé par Roland Barthes pour désigner la plus petite unité significative de la vie d’un individu qui peut être mise par écrit. Il correspond « à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions» qui permettent en quelque sorte de s’approcher de l’essentiel d’un individu et de ne pas s’en tenir aux faits biographiques. Roland Barthes. Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1995 [1975], p. 102
[7] - Nous reprenons ici le terme de Riffaterre déjà cité à la page 14 de notre recherche.
[8] - Dulong considère le témoignage comme un véritable « objet social», « plus complexe que ne le laisse penser sa définition comme transfert d’information.»