Le cliché comme stratégie discursive

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المؤلف

Maître de conférences Université du Caire-Faculté des Lettres Département de français

المستخلص

Le but de cette recherche est d’illustrer la fonction argumentative du cliché. Il s’agit d’une stratégie discursive qui vise à exercer un impact sur autrui. C’est un type de raisonnement qui comporte à la fois la séduction et l’adhésion d’autrui en faisant croire à sa logique. Cette notion au service de l’argumentation et de la persuasion attire l’attention sur des instances et propose des outils pour y parvenir. Il ne s’agit plus d’une simple figure banale, mais une figure qui peut exercer des effets et entraîner un changement de perspective dans le discours. C’est en s’appuyant sur un ensemble de lieux communs que
l’orateur tente de faire adhérer ses interlocuteurs aux thèses qu’il présente à leur assentiment. C’est dans un espace de croyances collectives qu’il tente de résoudre ou de consolider un point de vue.  À quel point ces figures peuvent structurer le discours et déterminer les tentatives nécessaires pour faire adhérer autrui à la conclusion ciblée? À quel point ces outils d’analyse peuvent-ils contribuer à une meilleure explication du texte littéraire ? Jusqu’à quelle limite peut-on souligner la dominance du logos dans les stratégies discursives. Questions éminemment importantes auxquelles cet article va essayer de répondre.

الكلمات الرئيسية


 « Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir amener les autres  à notre goût et à nos sentiments ; c’est une trop grande entreprise. » La Bruyère.

      Le mot cliché apparaît aujourd’hui dans le cadre des études rhétoriques. S’interroger sur le cliché, c’est soulever en même temps une question importante  qui  suscite  la  réflexion des linguistes et les divise : certains sont pour, d’autres sont contre.  D’où l’importance de ce concept favorisant la recherche et la réflexion.

     Les définitions dans les dictionnaires font apparaître deux aspects: l’aspect figé d’une part et l’aspect répétitif d’autre part, le cliché, par définition, désigne les expressions ou les lieux communs, les formules de la tradition, les maximes, les adages et les proverbes, tout ce qui dans la pensée comme dans la langue est de l’ordre de la banalité, de la redite, du stéréotype.    De même, il évoque les types d’arguments qui constituent le fond des conversations et des discours. Ce type d’expressions apparaît dans le discours tout en désignant une sorte de banalité, mais peut-on dire vraiment que le cliché a toujours cette valeur péjorative en exprimant une banalité. Y a-t- il des clichés qui puissent échapper à cette idée de banalité?   

Nous avons choisi de travailler sur ce concept dans la mesure où il regroupe des visées vitales dans les rapports interhumains notamment la visée persuasive et argumentative. 

    Dans cette recherche, nous allons essayer d’illustrer la fonction argumentative du cliché. Il s’agit d’un cliché qui n’est plus banal, mais d’un  cliché qui émeut, persuade, convainc et agit. Ce n’est pas un simple aspect répétitif, mais une stratégie argumentative qui vise l’action d’Autrui. Ce n’est pas seulement la redite,  mais une manœuvre qui réussit par la raison et l’émotion à «  faire- croire » et à « faire- agir».  C’est une stratégie discursive, un type de raisonnement qui comporte à la fois la séduction et l’adhésion d’autrui en faisant croire à sa logique.   Cette problématique du cliché mérite que l’on s’arrête un peu et que l’on soumette la notion à une enquête critique qui permette d’en mieux préciser les valeurs.  Et c’est sans doute ce que voulait dire R. Barthes lorsqu’il affirmait que « Le langage est fasciste: chaque mot, chaque geste, chaque acte semble traîner un tel poids de tradition, de déjà vu, qu’on ne sait plus comment parler, comment agir ».[i]

Le cliché, comme l’ont constaté tous ceux qui s’en sont occupés est un terme qui renvoie à une notion floue et bien difficile à définir, mais le trait commun à tous ces emplois, « c’est l’absence d’originalité ».  Ce que l’on condamne dans le cliché, c’est le manque d’originalité qui produit le vide  et le manque d’expressivité. 

En plus, si l’on essaye de préciser les caractères du cliché, on s’aperçoit ainsi que le trait le plus frappant  qui  sert  à  l’identifier :  « c’est le  jugement de valeur auquel il donne lieu ».  Mais qui porte le jugement de valeur? Est-ce celui qui utilise le cliché en parlant ou celui qui le reçoit?  La question toutefois demeure si vaste qu’on ne peut prétendre ici faire autre chose que poser quelques questions et esquisser un cadre pour la réflexion.

 Bally, dans son Traité de stylistique française, a bien mis en évidence ce fonctionnement socio-culturel lorsqu’il dit des clichés : «Chez ceux qui emploient les clichés de bonne foi, ils dénotent une demi-culture ».  Selon lui, il convient pour le comprendre de le situer dans un cadre social : l’énoncé- cliché est donc la production d’un locuteur et  la reconnaissance d’identification par un récepteur dans une société organisée par des communautés symboliques ou plutôt par un savoir partagé ou un raisonnement de discours communs à une communauté ». Le cliché se caractérise par le fait qu’il est un fait de langage, des façons de penser et de vivre communs à une communauté sociale dans laquelle il s’inscrit : «  c’est un fait de sociologie qui existe à une époque donnée, à un endroit donné.»

Ex 1: On dit souvent aux moments de deuil = « tourner la page »,       « avec le temps ça ira mieux ».

Ex 2: Pour parler d’amour, on parle « des astres de nuit. »

Ce sont alors des formes stables qui constituent l’emploi des clichés. Parfois aussi, il s’agira du répétitif et de la récursivité, le cliché jouit d’une naturalité qui fait qu’on en use sans forcément s’en rendre compte.  D’où sa banalité puisqu’il se voit ravalé au rang de poncif et de redite.  Dans ce sens, il manque d’originalité et fait obstacle à l’invention, il manque de personnalité et menace le propre de l’énonciation, il condamne les échanges dialogiques et les rapports d’interaction.

Mais, la question qui se pose ici et à laquelle nous allons essayer de répondre est la suivante : le cliché  exprime-t- il toujours cette  idée de  banalité?  Devons- nous le condamner à cause de son manque d’originalité? Puis qu’il fait obstacle à l’invention et  se voit ravaler au rang de redite  ou de poncif, peut-on le considérer comme une simple figure rhétorique utilisée pour parler ou  faire amuser?  Ou plutôt c’est une image dont ou use pour exercer un impact sur autrui?

   Dans cette recherche,   nous allons mettre l’accent sur la visée persuasive et argumentative du cliché, nous allons essayer d’élaborer son aspect argumentatif dans la mesure où il est considéré comme un type des stratégies discursives.  Il a un rôle argumentatif dans le discours. C’est un moyen d’influencer l’autre et de le convaincre.  Il opère des effets et produit d’autres. Il exerce un effet et vise en même temps l’action d’Autrui.  Il entraine un changement de perspective et fait appel en même temps à la raison et à l’émotion.  Il peut suggérer des situations et conduire à adhérer à des conclusions. L’orateur fait éprouver à son public des émotions parce que son discours comporte le soutien des clichés. Il nous a semblé important de montrer en quoi et comment l’emploi des clichés aide à élaborer dans le discours des rapports de force entre les personnages qui s’affrontent: dépendance,domination,aliénation,infériorité,  conviction,…

    Quoi de plus favorable donc que le théâtre pour l’étude de ces échanges discursifs où le sujet parlant exalte un certain nombre d’émotions et des rapports interhumains. En plus, dans un texte théâtral, tous les énoncés ont en effet deux destinataires, l’un direct (intra-scénique) et l’autre indirect et extra-scénique (la voix de l’auteur).   Nous avons choisi donc pour champ d’étude,  la pièce de théâtre Caligula de Camus, Gallimard, 1958.

Cette pièce encadre la deuxième guerre mondiale, la période de crise et de tension. Elle traduit une mise en question de la marche de l’histoire. Le titre de la pièce est révélateur d’un personnage historique qui a un visage repoussant, capable d’inspirer l’effroi et la terreur afin de dénoncer tout un système de pouvoir totalitaire et toute une idéologie nihiliste. Camus a recours à ce personnage historique qui vole tout le monde et écrase l’autre afin de s’identifier. Après une série de meurtre, il témoigne son malaise de vivre parmi des hommes qui ne lui sont pas identiques. Il suit un raisonnement absurde et fait preuve d’un pouvoir de néantisation, mais avant de mourir, il souffre d’une aliénation totale malgré le système de violence totalitaire.  Nous essayerons donc de retracer les stratégies argumentatives et persuasives menées par les personnages de la pièce afin de fonder leur propre identité. Le cliché permet donc de souligner des ruptures dans les interactions dialogiques, démontre une démarche de conviction et d’aliénation et nous pouvons affirmer qu’il confirme la priorité accordée au «  LOGOS »  dans les stratégies discursives.

Le cliché connaît aujourd’hui  un regain considérable. Il arrive souvent que l’on use de ces modes discursifs sans faire savoir pour autant qu’on cherche à exercer un impact sur autrui.

A travers le cliché, on cherche à persuader, non pas seulement par des voies rationnelles, (= la logique) mais en forçant l’interlocuteur ou l’auditoire sur le terrain des valeurs qu’il est censé connaître. C’est en s’appuyant sur une topique (un ensemble de lieux communs) que l’orateur tente de faire adhérer ses interlocuteurs aux thèses qu’il présente à leur assentiment. C’est toujours dans un espace de croyances collectives qu’il tente de résoudre ou de consolider un point de vue. « Le savoir partagé constitue donc le fondement de toute argumentation[ii]. »

Dans la perspective rhétorique, la doxa, l’opinion publique sur laquelle s’appuie le discours à visée persuasive, est un fondement de la communication argumentative. Ce que la rhétorique antique appelait topoï, lieux est aujourd’hui étudié par différents disciplines qui se penchent sur le savoir commun, des topoï de la pragmatique intégrée au stéréotype et aux idées reçues.

Chez Aristote, ce qui paraît acceptable est fondé sur l’opinion de tous. L’autorité qui fournit ce   « discours collectif » [iii]a subi, au cours des âges, un détournement de sens.  Elle se présente comme une marque d’oppression exercée par l’opinion commune, sans prendre en considération que la communication intersubjective s’appuie sur la doxa. Elle s’exerce en revanche à montrer comment l’opinion commune aliène la conscience individuelle en entravant la réflexion.

Elle entend ainsi influencer son public tout en démasquant une idéologie dominante, par exemple, « la gourmandise » est un code qui règle le comportement féminin, il est contre la possibilité du mariage.  Ce cliché permet de démasquer toute une version conventionnelle de la féminité. C’est aussi une vision négative du monde féminin qui est voué seulement au mariage et au désir d’être épousé. Dans cette perspective, l’usage de la doxa aide à faire influencer son public.

Ce qui nous mène à dire que les éléments d’un savoir partagé autorisent une entreprise de persuasion.

Son objectif consiste donc à polémiquer contre un adversaire, à assurer un impact dans une situation donnée tout en se basant sur le savoir partagé. Définir la doxa comme le savoir partagé par des membres d’une communauté à une époque donnée, c’est concevoir les inter -actants comme des représentations collectives et des évidences qui sous-tendent le discours. C’est voir la parole comme modelée par ce qui se dit et se pense, « le nous ».

Peut-on parler d’une doxa commune ? L’opinion commune peut varier à travers les époques ainsi pour la comprendre, il suffit de relier la parole préexistante qu’on répète à l’ensemble cohérent auquel elle peut faire sens.  Historiquement, c’est au gré d’un malentendu que les lieux sont peu à peu confondus à d’autres termes : idées reçues, stéréotypes, clichés, topos, lieux communs. Toutes ces expressions regroupent l’idée de vide partagé qui insiste sur le caractère collectif d’une prise de position.

La pragmatique intégrée telle que l’ont développée Anscombre et Ducrot [iv]permet de revenir à l’opinion partagée dans la mesure où elle reprend la notion aristotélicienne de topos, (l’idée d’une forme vide ou d’un caractère collectif) mais en l’intégrant dans une approche linguistique. En effet, le lieu commun y apparaît comme un principe qui garantit un enchaînement discursif.

 Ainsi dans l’énoncé que nous empruntons à Ducrot « je ne veux pas de vin, je conduis ». Le refus du vin se fait par le biais d’un principe admis: il est grave de conduire en ayant bu car on risque de causer des accidents. L’emploi du lieu commun assure l’enchaînement des deux énoncés. Les pragmaticiens réservent la notion de topos dans le sens d’opinion commune et non de forme vide et donnent au lieu commun une autre fonction: le lieu commun articule deux énoncés et confère une certaine fonction au discours.  C’est son rôle de chaînon argumentatif qui fait le topos  pragmatique.

(1) Le principe admis→ tout le monde le dit  donc on suit aveuglement ; on ne peut pas contredire, c’est  la logique commune .

(2) Du point de vue argumentatif, le topos argumentatif affirme la même conclusion :

     A→C : puisqu’il conduit, alors il ne doit pas boire du vin.

Dans la mesure où la pragmatique intégrée définit l’argumentation comme un enchaînement d’énoncés, le topos remplit une fonction cruciale, il relie deux énoncés à partir d’une idée communément admise « Il fait beau… Allons-nous promener». Le topos aboutit à une conclusion qu’une promenade est bienvenue à partir de l’idée partagée que le beau-temps est propice à la promenade.

Voici donc la définition que donne Anscombre des topoï pragmatiques : « Principes généraux qui servent d’appui aux raisonnements.[v] »

    Au XXème siècle, la conception moderne du lieu commun continue à l’utiliser comme opinion partagée, et on laisse forger la notion de stéréotype.

 Cette notion est conçue comme un élément doxique sans lequel aucune opération de catégorisation ou de généralisation ne serait possible et c’est dans ce sens que le stéréotype joue un rôle important dans l’argumentation.

Comment le stéréotype, en tant que schème qui doit être activé par le destinataire et rapporté à un modèle culturel connu, peut-il contribuer à un bon fonctionnement de l’argumentation? En tant que représentation collective figée qui participe de la doxa ambiante, il fournit comme tout lieu commun, le terrain sur lequel pourront communier les inter-actants. Il peut nuire à l’entreprise de persuasion comme il peut la favoriser.

Si, en effet, l’allocutaire détecte aisément dans le discours des représentations sociales qui appartiennent au groupe adverse ou qui lui paraissent inadmissibles, la présence du stéréotype suffira à disqualifier les positions de l’argumentateur. Si par contre, il adhère aux images qui sont mises sous ses yeux, il pourra se laisser porter par l’argumentation qui s’alimente aux idées reçues de sa propre vision du monde.

Les usages de stéréotypes visent donc à produire une réaction de rejet ou d’adhésion immédiate de l’allocutaire. Le « Je » construit à travers les valeurs communes un terrain d’entente avec son interlocuteur (tu). Il fait appel à ces normes reconnues comme argument fort mais en sa faveur afin de soumettre son adversaire.

Ainsi, le stéréotype apparaît comme un instrument de légitimité dans diverses situations de domination. Le recours à l’opinion partagée par la société est « un des moyens qu’utilise le groupe dominant pour maintenir sa position[vi] ».

L’image que l’individu se fait de lui-même, et qu’il cherche à transmettre à son auditoire, est également médiatisée par son appartenance à un ou plusieurs groupes connus ou préjugés par cet auditoire.

Signalons toutefois que notre travail sur le langage stéréotype ne cherche pas à   effectuer des vérifications sur l’exactitude des schèmes collectifs figés, mais de voir comment ce langage affecte la vie sociale et l’interaction entre les personnages. On n’étudie pas les stéréotypes comme corrects ou incorrects, mais comme utiles au langage argumentatif et persuasif.

 Examinons dans cette perspective, quelques exemples qui illustrent le fonctionnement argumentatif des stéréotypes. Voyons comment ces différentes acceptions du lieu (topos, lieu commun, idée reçue qui sont quasi - synonyme) permettent une approche analytique d’une doxa qui sous-tend le discours argumentatif des personnages du corpus. Et comment ils servent à démystifier les valeurs d’une société et l’imaginaire d’une époque.

Soit cet exemple tiré de Caligula en train de philosopher la vie devant Hélicon:

 « Cette mort n’est rien, elle est seulement signe d’une vérité… C’est une vérité qui est toute simple et toute claire, un peu bête, mais difficile à découvrir et lourde à porter. Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux.[vii] »

Un tel énoncé justifie la personnalité du locuteur-stratège qui tente de fonder son système du pouvoir.  Après la mort de Dursilla, Caligula proteste contre cette mort. Il prend conscience de sa condition humaine et d’une ligne de partage entre le possible et l’impossible. Il prend conscience de son pouvoir et décide de briser les murs qui maintiennent sa liberté pour fonder un nouveau système de vie. La vie elle-même n’a plus de valeur et la violence est le seul mode adéquat pour renforcer sa liberté. Dans ces conditions, il raisonne sur le destin de la condition humaine et se fonde une philosophie qu’il vient dévoiler à son confident Hélicon sous forme d’une vérité générale. «Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux. »

La raison de cette quête à laquelle veut aboutir le stratège, reçoit une interprétation plus adéquate à travers un topo argumentatif qui est présenté sous forme d’une vérité générale, vérité qui peut être ainsi schématisée:

→FT.1 = une vérité est généralement évidente, communément admise. « La mort est une vérité éternelle qu’on ne peut nier » : tout être humain doit mourir.

L’énonciateur a recours à l’opinion partagée pour fonder sa propre logique.

Selon lui, il découvre une autre vérité qui revêt la forme topique suivante:

→FT.2 = (+Malheur, + Mort).

Cette forme topique signale une prise de conscience teintée de rébellion. Son attitude se déclare contre le non- sens (le droit de vivre). À travers cette contradiction, il définit son programme éthique.  La  Vie n’est que mensonge qui réduit le bonheur humain, les choses telles qu’elles sont ne sont pas satisfaisantes, ce qui implique pour lui une réalité autre que la réalité commune. Pour lui tuer les hommes vaut mieux que de les laisser vivre malheureux.

À travers cette réalité, il veut rendre son interlocuteur lucide à sa logique. Il illustre un véritable système de force qui lui supprime ce droit qu’il avait de s’unir à un monde malheureux. En une seule réplique, il réussit à justifier son besoin de l’impossible, à écarter tous les soupçons de folie absurde et de préparer ainsi ses interlocuteurs à la dimension pédagogique de son règne de Terreur.

Caligula a nié les valeurs reçues de sa communauté pour faire saisir aux autres sa propre vérité et son pouvoir nihiliste.

Passons à un autre exemple qui affirme ce   pouvoir détruisant.       « Hélicon : Tu sembles fatigu?

Caligula : J’ai beaucoup marché.»[viii]

Cette réponse nous rappelle la FT (+ on marche, + on est fatigué). Elle est révélée par l’empereur lui-même dans une autre réplique juste après : « Oui, c’est pour cela que je suis fatigué [ix]» .

A travers ce topos, la réalité de l’empereur se dévoile, il est comme les autres êtres humains qui se fatiguent et inconsciemment il l’avoue à travers le topos, or il essaye de modifier cette réalité commune en annonçant une  autre réplique : « Caligula : C’était difficile à trouver.

Hélicon: Quoi donc .?

Caligula :  La lune. Oui, je voulais la lune…Je me suis senti tout d’un coup un besoin d’impossible. Ce monde, tel qu’il est fait, n’est pas supportable. J’ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l’immortalité, de quelque chose, qui soit dément peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde. [x]»

La cause de cette fatigue ne renvoie pas à la marche, mais à la quête de l’Impossible symbolisée par la lune inaccessible (« Je n’ai pas pu l’avoir[xi] » ), ce qui révèle un autre Topos :

+On est en quête de l’impossible. Plus on est à la recherche de l’impossible= plus on se fatigue.

+ On est fatigué.

De ce topos se substitue toute une idéologie inattendue. Suite à la soudaine disparition de Caligula et son retour au palais, Hélicon s’attendait à des justifications de la part de l’empereur.  Caligula, en expliquant son absence et sa fatigue, cherche à cacher sa faiblesse et veut se montrer différent, il n’est pas comme les autres, mais il se fatigue par autre chose (le besoin de l’impossible).

Cette réponse de Caligula trouble Hélicon et le pousse à douter des capacités intellectuelles de son maître (« Tu penses que je suis fou. [xii]». Mais il n’ose pas l’avouer et répond en affirmant: « Tu sais bien que je ne pense jamais[xiii].  »

La substitution topique joue donc sur le pathos de l’esclave affranchi. C’est précisément la justification du topos qui favorise toute une stratégie de l’idéologie pour convertir Hélicon et le soumettre à sa logique d’aliénation. Hélicon est obligé alors de nier l’accusation de la folie de l’empereur.

L’éclairage topique concernant la quête lunaire, joue un rôle évident dans le rapport des protagonistes de la pièce. Il impose le nouveau Caligula, le tyran qui a pu recourir à cette valeur impossible pour aliéner son interlocuteur et le préparer à devenir adjuvant :

 «J’ai compris et je verrai pour le mieux[xiv]. »

Cette dernière réplique d’Hélicon témoigne le succès de la manœuvre : Caligula – pédagogue aboutit à son but (aliénation totale d’Hélicon).

L’examen des formes topiques qui sont mises en valeur par l’usage caligulien nous permet de mieux comprendre sa logique du Nihilisme. Voici un autre exemple qui justifie pourquoi le stratège tient au titre des stéréotypes dans sa manœuvre discursive.

- » Le Trésor, c’est capital, c’est très important. Le Trésor est d’un intérêt puissant. Tout est important: les finances, la moralité publique, la politique extérieure, (…) Eh bien, j’ai un plan à te soumettre. Nous allons bouleverser l’économie politique (…) Nous ferons mourir [les] personnages qui disposent de quelque fortune (…) Et nous héritons (…)  Gouverner, c’est voler, tout le monde sait ça (…) Mais pour moi, je volerais franchement.[xv] »

À la suite de Ducrot, nous pouvons dire qu’une visée argumentative se réalise en vertu des Topoï[xvi] . Caligula, à travers ces outils discursifs, exerce toute une négociation fondée sur les règles communément admises avec le bon sens.

Il part d’un énoncé E1 = le Trésor est capital, important et d’un intérêt puissant. Cet énoncé est considéré comme admis par la communauté et l’allocutaire de cette énonciation. Mais il poursuit son discours par un autre énoncé E2 qui bouleverse cette valeur et la transgresse:

»Eh bien, j’ai un plan à te soumettre. Nous allons bouleverser l’économie politique[xvii]».

Cet énoncé E2 qui viole la visée argumentative du premier topo, est introduite par «Eh bien», connecteur argumentatif qui permet d’introduire une suite inattendue de la situation discursive (s). L’intendant s’attendait à une réforme qui ferait évoluer la situation économique de la société, or pour Caligula, la question est toute autre. L’emploi du connecteur est parfaitement adéquat dans la mesure où il exprime le point de vue de l’énonciateur visant à donner une suite inattendue à ce qui est prévu normalement. Le locuteur témoigne donc sa compétence discursive grâce aux topoï inhérents au connecteur Eh bien. Il convoque un topos admis : (+ une chose est importante, + on s’occupe de l’améliorer) et feint d’adhérer à une conclusion réalisant ainsi les contraintes de l’acte argumentatif :

a)  Caligula est gouverné par un fait x = la situation de l’économie publique et l’urgence de la régler.

b)  En vertu d’un topos, il a préparé une réaction favorable à une conclusion. En adoptant un topos il s’attribue la voix de la norme pour résoudre le problème.

c)  Par l’emploi du connecteur «Eh bien », il se fonde une nouvelle norme et établit les critères de son plan nihiliste.

E1 présente les arguments en faveur d’une conclusion logique et positive = plan de réforme, opposée à celle qui sera créée en E2 et allant vers un topos forgé par le stratège pour faire admettre sa conclusion absurde qui permet les meurtres des sujets pour s’emparer de leur fortune.

E3→C opposée qui résume le plan nihiliste du stratège.

On peut donc paraphraser le topos nihiliste de la manière suivante:

t2 : Plus une chose est importante, moins il faut s’en occuper (puisqu’il y a d’autres moyens de le faire). Il sélectionne[xviii] un lieu commun susceptible de justifier ces moyens.

Pour confirmer le plan suggéré, le stratège a recours à un autre topos qui maintient sa transgression et supprime l’effet de surprise des destinataires pour qu’ils ne puissent pas réagir :

t3 : « Gouverner, … c’est voler[xix] »

Non seulement Caligula néglige les choses importantes, mais il impose de plus le désordre et l’absurde (t3). Il favorise les meurtres et les vols.

L’introduction de ce nouveau topos souligne la ruse du stratège qui cherche à paralyser les interlocuteurs qui peuvent se heurter à sa situation absurde. C’est un enchaînement co -orienté vers une cohérence argumentative bien déterminée par le stratège. Sa logique discursive exige le recours à t3 pour réaliser son impact sur les interlocuteurs. L’empereur néglige toute activité communicative qui pourrait favoriser un éventail de solutions. En effet, tout se passe paradoxalement comme si l’empereur, sans imposer des ordres, présente un nouveau plan du pouvoir par le seul moyen d’un topos absurde et interdit.

Dans cette logique, le nihiliste tourne en dérision ses sujets, leurs valeurs, et le sens de la doxa ;  il réfute ainsi toute possibilité de discussion ou de justification.

Le parti pris contre la doxa et le fondement d’une doxa absurde, suffisent à Caligula pour réaliser son Traité. La transgression et la réfutation du système de valeurs de ses sujets impliquent pour lui un moyen efficace pour combattre leur humanisme. C’est une grave atteinte à leur idéologie pour les ridiculiser. Ainsi, à travers les topoï admis, forgés et violés, le profil d’un Caligula rusé se dessine.

Ainsi, l’étude de ce raisonnement par cliché nous permet de mieux comprendre toute une idéologie. Le topos est donc révélateur d’une logique qui consiste à rendre l’interlocuteur inapte à coopérer dans l’échange discursif.   C’est une révélation d’un langage aliéné.

Elle nous aide à mieux différencier les personnages : ridicules ou agissant, dominant ou soumis, courageux ou lâches.

Enfin, pour cerner la fonction argumentative des topoï et des clichés, nous pouvons dire que c’est une arme décisive qui entrave la communication et assume l’aliénation totale, ils peuvent mieux agir sur l’interlocuteur puisqu’ils s’indexent à un discours social admis mais à travers ce type d’argument le locuteur cherche à fonder son éthos et à maintenir sa position ce qui le mène parfois à réfuter des valeurs et à en forger d’autres à sa guise afin de réussir dans sa manœuvre.

De plus, nous pouvons dire que les rapports avec les individus sont gérés par ce type de raisonnement articulé en macro- structure. Ceci nous permet de dévoiler la faiblesse et la mauvaise foi de certains protagonistes et, en revanche, la résistance et la détermination d’autres.

En guise de conclusion, nous pouvons dire que l’analyse  du      « logos » qui structure le discours des personnages, détermine en quelque sorte leur mouvement humain et dévoile la réalité de ce qui se passe dans leur esprit.

Les énoncés clichés permettent en quelque sorte, d’élaborer des visées persuasives et argumentatives.  On voit alors  que la forme  dite « cliché », non seulement nous plonge dans un langage  et une culture où elle prend corps et qu’elle  contribue à ratifier,  mais aussi qu’elle témoigne d’un mouvement d’adhésion où se font entreprendre  des schémas et des rythmes profondément ancrés. Nous admettons à la suite d’Henri  Quéré que  « les raisons de parler  contre soient aussi la meilleure façon d’être pour. »



(1) Molino J., «  La culture du cliché : Archéologie critique d’une notion problématique », In Le cliché (Textes  réunis par Gilles Mathis), pp. 35-56, Presses universitaires du Mirail, Toulouse, 1998.

([ii]) Ruth AMOSSY, L’argumentation dans le discours, Nathan, 2000.

([iii]) Ibid., p. 90.

([iv]) Ibid.

([v]) Anscombre & Ducrot, op.cit., p. 39

([vi]) Cf., à Anne Her SCHBERG PIERROT, Stéréotypes et clichés (Langue, discours, société), Paris, Nathan, 1997, p. 41.

([vii]) Caligula, Gallimard,   (I, IV), pp. 26-27.

([viii]) Camus, Caligula, suivi de Le malentendu, Gallimard, 1958,  I, IV, p. 23

([ix]) Ibid,   p. 25.

([x]) Ibid,  pp. 24-25-26

([xi]) Ibid,  p.25

([xii]) Ibid.

([xiii]) Ibid.

([xiv]) Ibid.

([xv]) Caligula,Acte I, scènes VII, VIII, pp. 32-34.

([xvi]) Cf., Ducrot, Cahiers de linguistique française, no. 4+5, Université de Genève, 1982, 1983.  Note sur l’argumentation, acte d’Argumenter, pp. 143 à 163 et Opérateurs argumentatifs et Visée Argumentative, pp. 7 à 36.

([xvii]) Sirdar Iskandar, C., « Eh bien ! Le Russe lui a donné 100 francs », in Les mots du discours, Ducrot, Minuit, 1980, p. 163

([xviii]) Cf. Ducrot : « Appréhender une situation au moyen d’un commun susceptible de justifier une conclusion ». Énonciation et parti pris, colloque de l’Université d’Anvers, 1990.

([xix]) Caligula, p. 33.

 

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