Images de l’existence et de la non-existence La Nausée de Jean-Paul Sartre et Brouillard de Miguel De Unamuno

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المؤلف

Mona Saraya Professeur Adjoint Faculté des Lettres- Université du Caire Département de Français

المستخلص

Le XXème siècle est l’un des siècles les plus mouvementés de l’Histoire de l’Europe. Les grands événements politiques ont suscité d’importantes interrogations philosophiques, entre autres la question de l’existence de l’Homme dans le monde. C’est pourquoi une étude des images littéraires de l’existence s’avère nécessaire dans ce contexte. Nous proposons une nouvelle perspective  s’inspirant de l’herméneutique littéraire de Jean Burgos qui servira à montrer un autre aspect de La Nausée de Sartre et de Brouillard d’Unamuno. En effet, il s’agit d’une interprétation du  réseau d’images formées autour de la négation. Nous avons étudié comment ces deux formes de l’existence (qui sont la nausée et le brouillard) et leur négation sont véhiculées par la voie des images. Premièrement, nous avons commencé par la définition de ces deux images de l’existence. Ensuite, nous avons analysé leur négation pour passer à l’image de deux autres existants (qui sont les objets et les animaux) dans leurs relations avec les personnages. Nous avons abouti à la conclusion suivante : la création des images de la négation de l’existence est sous-tendue par une attitude de révolte qui se termine par une soumission et « d’acception détournée », selon Burgos. L’image de la négation de l’existence ne provient pas seulement d’une création indépendante (comme l’asserte Burgos) mais de métaphores qui ont des échos dans la mythologie. En effet, la voie du mythe dépasse celle de ces deux existences, parallèlement à celle de l’imagination qui est une « négation de l’existence », selon  Sartre.

الكلمات الرئيسية


Introduction

Le XXème siècle est l’un des siècles les plus mouvementés de l’Histoire de l’Europe. Les grands événements politiques ont suscité d’importantes interrogations philosophiques, entre autres la question de l’existence de l’Homme dans le monde. C’est pourquoi une étude des images littéraires de l’existence s’avère nécessaire dans ce contexte.

La négation de l’existence dans la littérature existentialiste a été étudiée du point de vue de la narratologie (par exemple d’après les théories de M. Bal et de G. Genette) mais non comme étant une image romanesque. De son côté, l’image a été étudiée du point de vue de la psychologie, de la métaphysique, de la sémiologie et de la rhétorique. Nous proposons ici une nouvelle perspective  s’inspirant de l’herméneutique littéraire de Jean Burgos qui servira à montrer un autre aspect de La Nausée de Sartre et de Brouillard d’Unamuno. En effet, il s’agit d’une interprétation du  réseau d’images formées autour de la négation tout en faisant le point sur les variants et les invariants que celles-ci présentent. En outre, le roman de Sartre a été souvent étudié en comparaison avec des romans de la littérature arabophone et anglophone, mais non avec un roman qui appartient à la littérature hispanophone à notre connaissance. C’est pourquoi il s’avère important, à notre avis, de sortir du cadre de l’existentialisme français et égyptien pour le mettre en rapport avec l’existentialisme espagnol. D’autre part, les hispanisants ont beaucoup analysé la poésie existentialiste, notamment celle d’Unamuno, contrairement au roman existentialiste qui n’a pas fait l’objet d’étude, à notre connaissance.

Dans notre recherche, nous allons étudier comment ces deux formes de l’existence (qui sont la nausée et le brouillard) et leur négation sont véhiculées par la voie des images. Premièrement, nous allons commencer par la définition de ces deux images de l’existence. Ensuite, nous allons analyser leur négation pour passer à l’image de deux autres existants (qui sont les objets et les animaux) dans leurs relations avec les personnages. Brouillard et La Nausée ont été particulièrement choisis parce que la problématique de l’existence y est traitée à partir d’un même arrière-fond philosophique mais de deux contextes historiques distincts dans les détails.

Jean-Paul Sartre (1905-1980) est une des figures les plus marquantes de la vie intellectuelle française, notamment dans la seconde moitié du XXème siècle. Il est le principal penseur de l’existentialisme français qui a des racines dans la phénoménologie de Heidegger. Miguel De Unamuno (1864-1936) appartient à la génération de 98 espagnole. Il s’agit d’une des phases les plus tourmentées de l’Histoire de l’Espagne. En effet, l’année 1898 est celle où a été signé le traité de Paris suite auquel l’Espagne a perdu ses territoires coloniaux en Amérique Latine, (notamment Cuba et Puerto Rico) en plus des Iles Philippines. Cette crise grave a entraîné d’importantes transformations politiques et économiques et a suscité beaucoup d’interrogations sur la question de l’identité espagnole, et, dans un contexte plus large, celle de l’existence comme problématique philosophique. Parmi les écrivains les plus représentatifs de cette génération (à part Unamuno), figurent les noms suivants : Jacinto Benavente (1866-1954), Ruben Darío (1867-1916), Pío Baroja (1872-1956), José Martín Ruiz (dit Azorín) (1873-1967) et Ramón María Del Valle-Inclán (1866-1936). Leurs œuvres appartiennent à l’existentialisme littéraire espagnol.

Sartre et Unamuno sont tous deux des écrivains engagés. En effet, Unamuno a dénoncé la politique coloniale espagnole et il a été exilé à Paris jusqu’en 1930, année qui marque la fin du règne de la dictature de Primo de Rivera. Sartre, pour sa part, a dénoncé la politique de la colonisation française et l’atrocité de la guerre d’Indochine et la guerre d’Algérie. En outre, il a soutenu la révolution cubaine de 1960.

Le fondateur de l’existentialisme est Kierkegaard et ses successeurs sont Jaspers et Husserl. C’est un courant philosophique qui a comme point de départ l’interrogation sur l’existence de l’Homme. Il a eu un impact important sur la littérature, l’art et la pensée. En outre, particulièrement influencé par la phénoménologie de Husserl, Sartre défend l’idée que l’Homme est libre et responsable. Dans la philosophie de Sartre, on ne doit pas s’arrêter au stade de la nausée ni de l’absurde : il y a une incitation à « l’exercice de la liberté » et « une invitation à l’action ». De même, il parle de « l’en-soi », par lequel il entend  l’être massif, plein et opaque des choses. Le principal ouvrage philosophique où sont exprimées ses idées philosophiques est L’être et le néant (1943).

Unamuno  a été profondément influencé par Hegel et Bergson. Il était aussi un lecteur des penseurs existentialistes surtout Kierkegaard, Nietzsche et Schopenhauer qui ont une vision pessimiste de l’existence. Comme Sartre, Unamuno s’est beaucoup intéressé à la question de l’existence et il a consacré des réflexions à l’identité nationale espagnole.

 

[1]Dans son ouvrage intitulé Del sentimiento trágico de la vida (Du sentiment tragique de la vie), paru en 1913, Unamuno parle de l’immortalité de l’âme dans une tonalité où se manifeste aisément la pensée existentialiste. Ce thème est aussi traité dans Brouillard, comme nous le montrerons par nos analyses. En vue de mieux définir les racines de la pensée existentialiste d’Unamuno dans Brouillard, Ciriaco Moron-Arroyo asserte que  :

« Brouillard traite le problème le plus radical de la personne humaine : être ou ne pas être, structuré conformément aux éléments de la philosophie classique, antérieure à l’existentialisme ; ces éléments étaient l’essence, l’existence et l’homme. Dans l’ensemble de l’œuvre d’Unamuno, Brouillard est le carrefour où est traité un nouveau noyau de thèmes : les problèmes de la personnalité. » [2]

Ayant pour origine la phénoménologie allemande, les débuts de l’existentialisme français remontent à la période de l’entre-deux-guerres. Il a atteint son apogée après la Deuxième Guerre Mondiale avec Sartre et Camus. Cette philosophie se penche sur des thèmes en rapport avec l’existence de l’homme, tels que la vie et la mort et non sur son essence qui est plutôt une notion ou un concept abstrait.

L’existentialisme a été introduit en Espagne par Unamuno qui était un lecteur passionné de Kierkegaard.  En effet, dans ses œuvres, il y a bon nombre d’allusions aux idées de ce penseur, surtout au « sentiment tragique de l’existence. ». En outre, les thèmes récurrents dans l’œuvre  d’Unamuno sont directement liés à l’existentialisme, notamment la question de la mort et de l’immortalité. Dans le contexte de l’existentialisme en Espagne comme philosophie, nous citons aussi José Ortega Gasset (1883-1955), un philosophe espagnol dont les idées se rapprochent beaucoup de celles de l’existentialisme. En effet, il accorde beaucoup d’intérêt au rapport entre l’homme et le monde où il vit. Par ailleurs, nous citons deux autres philosophes dont les idées se placent dans le sillage de celles de José Ortega Gasset mais en suivant des sentiers différents : Manuel García Morente ( 1886-1942) et Juan Zaragueta (1883- 1940).

Ces deux romans sont donc écrits par deux philosophes-écrivains ; c’est ce qui confère à l’écriture romanesque un aspect particulier. Il est à noter aussi que, à part le fait que tous deux sont aussi des essayistes et des dramaturges, ils se sont lancés dans le champ de la critique littéraire. Dans Qu’est-ce que la littérature ?publié en 1950(Sartre) et ¿ Cómo se hace una novela ? (Comment se fait un roman ?) publié en 1926 (Unamuno) , se décèlent leurs visions de la création littéraire sous-tendue par une toile de fond philosophique.

Dans La Nausée (1938) [3], il s’agit d’un roman présenté sous forme d’un journal écrit par Roquetin, un jeune homme solitaire qui vit au Havre et qui lutte contre la nausée. Le roman commence par des notes écrites par un éditeur qui publie le journal de Roquetin qui, à son tour, écrit un livre sur le marquis de Rollebon. Tout le long du journal, il formule des réflexions sur l’existence et sur le fait de tenir un journal. Il s’agit donc à la fois de réflexions de philosophe et de critique littéraire. Il se penche sur des éléments banals de la vie quotidienne et s’interroge souvent sur les objets qui l’entourent. Il parle de ses relations amoureuses avec Anny ainsi que de l’autodidacte qu’il a rencontré à la bibliothèque. A la fin du roman, il part pour s’installer à Paris.

Dans Brouillard (1913)[4],  on voit un héros dont l’existence est caractérisée par la valeur symbolique du brouillard indiquée dans le titre. Il s’agit de Pérez, un jeune homme dans la trentaine qui vient d’hériter une fortune de sa mère dont il est le fils unique. Il tombe amoureux d’Eugenia, une pianiste. Elle le refuse et dit qu’elle a un amant qu’elle envisage d’épouser (Mauricio). Pérez entame une relation avec Rosario, une servante, mais Eugenia par jalousie revient vers lui et accepte de l’épouser après avoir quitté Mauricio. Elle annule le mariage et lui envoie une lettre où elle lui dit qu’elle ira vivre en Province avec Mauricio. Pérez décide de se suicider, mais il part vers Salamanca où il rencontre Unamuno, l’auteur qui l’a créé. C’est ainsi que se déclenche toute une réflexion sur l’existence réelle et l’existence romanesque, réflexion dont les prémices existaient avant dans ses conversations avec Victor, son compagnon.

Nos analyses s’inspirent de la théorie de Jean Burgos (né en 1927) qui se place dans le sillage de l’herméneutique littéraire malgré ses divergences avec celles de G. Durand et de K. G. Jung. Durand parle de « structures anthropologiques de l’imaginaire » en classant les images suivant un « régime diurne » et un « régime nocturne ». De son côté, Jung suit la lignée de l’inconscient collectif ; mais sa taxinomie se centre sur ce qu’il appelle « archétypes » alimentant la pensée. Pour sa part, Burgos s’intéresse surtout au rapport entre le style (dont l’image est une expression) et l’imaginaire. Il s’avère important de souligner que Durand et Jung établissent le rapport entre l’idée exprimée et l’imaginaire dans une perspective anthropologique et philosophique alors que Burgos part du rapport entre la manière et le style par lequel est exprimée l’idée (par l’organisation syntaxique) et l’imaginaire, donc de l’imaginaire de la perspective de la poétique et de la rhétorique.

Les études de Burgos, dont les idées principales figurent dans son ouvrage intitulé Pour une poétique de l’Imaginaire [5],  ont pour axe le rapport entre le style et l’imaginaire. Il a travaillé sur la poésie moderne et plus spécifiquement sur celle de Ch. Baudelaire et d’A. Rimbaud. Dans le cadre de sa méthode, il ne s’agit pas d’une analyse formelle ou rhétorique, mais de « l’organisation syntaxique » (pour reprendre ses mots) des images poétiques. Il parle de « génération de sens » [6]  tout en établissant la distinction entre métaphore dont la référence existe dans la réalité et image qui n’a pas de référent déterminé. Sa démarche consiste à découvrir ce qu’il appelle « grammaire du langage poétique » [7] qui est à l’origine de la génération du sens. Il définit trois schèmes qui « proposent des réponses aux questions de l’être-au-monde, aux questions de l’Homme devant le temps. ( …). Ces réponses, illimitées dans leurs formulations, se ramènent en fait à trois grandes catégories fondamentales qui manifestent trois sortes de comportements devant le temps chronologique et donc trois types de solutions possibles devant l’angoisse liée à la finitude : l’une de révolte, l’autre de refus et la troisième d’acception détournée ou de ruse. »[8]. C’est ainsi qu’il s’inspire de Durand en liant la production poétique au temps, mais dans une perspective différente comme nous l’avons déjà cité.

Dans notre recherche, nous allons étudier l’acheminement de ces trois solutions dans le traitement des images de l’existence. La théorie de Burgos (principalement appliquée à la poésie) a été retenue pour présenter une lecture herméneutique de ces deux romans étant donné qu’on peut facilement établir un rapport entre elle et les idées existentialistes des deux auteurs choisis. En effet, la question de l’être dans le monde et celle de l’En-Soi y occupent une place de choix : Burgos étudie comment l’être organise les images indépendamment des métaphores et de l’héritage archétypal. En outre, dans ces deux romans, l’image poétique de la non-existence occupe une place de choix. En effet, l’existence et la non-existence sont exprimées par le langage métaphorique et poétique : il s’agit de la nausée et du brouillard comme figures. Burgos étudie le rapport des images entre elles pour en découvrir le réseau commun auquel elles se rattachent. Par réseau, il entend le réseau rhétorique et langagier parallèle au réseau sémantique, par opposition au réseau anthropologique de Durand, sans toutefois nier l’origine archétypal de l’image qu’il appelle « image primordiale ».

De son côté, dans son ouvrage intitulé L’Imagination, Sartre définit l’image comme étant un « autre mode d’existence » parallèle à « l’existence physique » :

 « C’est qu’en effet l’existence en image est un mode d’être fort difficile à saisir. Il y faut surtout se débarrasser de notre habitude presque invincible de constituer tous les modes d’existence sur le type de l’existence physique. » [9]

C’est ainsi qu’il défend l’idée que l’œuvre d’art est une manifestation d’une image créée par l’imagination, cette dernière étant considérée comme  étant un acte de liberté. [10] Elle est indépendante du réel: « L’imagination n’est pas un pouvoir empirique et surajouté de la conscience, c’est la conscience toute entière en tant qu’elle réalise sa liberté. » [11] Aussi, affirme-t-il, « imaginer c’est nier la réalité » [12].

La nausée et le brouillard sont dans les titres, à la place des deux héroshumains ; c’est ce qui montre qu’ils sont classés comme supérieurs à eux : ce qui entoure le personnage est plus important que lui tout en montrant la faiblesse du personnage face à l’atmosphère qui cadre son existence. La Nausée est précédée par un article défini, contrairement à Brouillard qui se caractérise par l’absence d’article (ni défini ni indéfini) mettant en valeur l’idée du flou. Cette désignation de la nausée indique qu’il s’agit d’une nausée bien déterminée et personnifiée. Pour ce qui est du brouillard, c’est la valeur symbolique de cet état climatique qui est mise en valeur ; à savoir le vague et l’imprécision. C’est donc l’idée d’un rapport de dissociation entre un héros et ce qui l’entoure, mettant ainsi l’accent sur l’étrangeté, la distanciation et le rapport tumultueux avec le monde. Tous les deux sont en lettres majuscules ; c’est ce qui confirme leur supériorité. Ils sont ainsi désignés comme étant un phénomène qui dépasse l’homme et qui l’écrase. D’une part, le titre français donne l’idée d’un héros qui ressent une aversion vis-à-vis du monde où il vit. En outre, le titre espagnol met l’accent sur l’incommunicabilité et la distance qui sépare le héros de son entourage. La nausée est ressentie par Roquetin, par contre le brouillard entoure Pérez et non Unamuno, l’auteur en chair et en os. Le journal de Roquetin est raconté par un Je qui se réfère à lui-même, alors que les réflexions de Pérez sont rapportées au discours direct. En outre, Brouillard est raconté par un Je mais qui se réfère d’abord à Pérez puis à Unamuno.  En effet, le récit est trompeur par la présence tardive d’Unamuno qui se déclare comme participant à un autre niveau de l’action.

Dans son article intitulé La Nausée, roman du silence, Jean-François Louette décèle  l’expression stylistique du silence dans les espaces blancs du texte ainsi que dans les phrases tronquées (et auxquelles manquent des mots) et les interprète comme suit :

« Les blancs se présentent (ou s’absentent) sous deux formes : dans un fragment de journal, entre fragments de journal. (…) Ces blancs assument, à mon sens, trois fonctions : Ils sont d’abord générateurs de tension, créateurs de mystère. (…). Il y a bien du réalisme dans le silence, aux connotations tragiques. » [13]

De leur côté, les « rien », qui sont fréquents dans le roman, sont l’expression philosophique et rhétorique de l’angoisse, outre le vide inquiétant qu’ils évoquent carrément, souligne-t-il : 

          « Philosophiquement, l’expérience du rien est celle de l’angoisse. »[14]

Les deux auteursformulent des réflexions sur l’existence en général ; réflexions où ils confirment que la nausée et le brouillard sont synonymes d’existence. En effet, Pérez décrit la vie comme étant un brouillard : « La vie est le brouillard »[15], coupée par ce qu’il appelle « des étoiles ». En effet, en parlant d’Eugénia, il dit : « Ses yeux sont de fulgurantes étoiles dans le brouillard de mon monde. »[16]. Le héros de Sartre, de son côté, établit cette même association entre la vie et la nausée : « C’est donc ça la Nausée : cette aveuglante évidence ?»[17]. La nausée est décrite comme étant un sentiment de malaise qui s’empare de lui mais qui n’a pas de raison spécifique, rejoignant la même idée  d’Unamuno ; à savoir le symbolisme du brouillard. D’ailleurs, Roquetin parle souvent de « brouillard » en décrivant le temps et il utilise fréquemment des expressions relevant du doute : « Je ne sais pas, je crois, je n’ose pas prendre de décision. »[18]

Roquetin affirme carrément que l’existence est liée au vide et au néant : « Si l’on m’avait demandé ce que c’était l’existence, j’aurai répondu de bonne foi que ça n’était rien, tout juste une forme de vide qui venait s’ajouter aux choses du dehors.»[19]. L’existence n’est qu’une horreur pour les deux héros. « En ce moment-même- c’est affreux-si j’existe, c’est parce que j’ai horreur d’exister. »[20], affirme Roquetin. Cette horreur de vivre est aussi énoncée par Pérez  mais d’une manière moins catégorique qui unit deux éléments contradictoires : « La douleur la plus triste et la plus douce : celle de vivre. » [21]. En outre, le malaise de vivre se reflète par deux visions distinctes de l’existence. D’autre part, Pérez compare la vie à une comédie [22] où chacun a un rôle à jouer. Il ne manque pas de souligner aussi que la vie est un mensonge. [23] Ces deux comparaisons indiquent le refus d’un réel où l’homme est écrasé. Il doute de sa propre existence et c’est ainsi que les frontières entre le réel et la fiction ne sont pas claires. Pour Pérez, ce n’est qu’un jeu alors que Roquetin va vers le tragique puisqu’il considère l’existence comme un malheur. Le jeu  d’échec (Brouillard) implique l’idée d’une bataille entre deux armées, une bataille symboliquement contre le brouillard. C’est donc un univers qui reproduit le réel et une existence qui double la réalité, tout comme la comédie. En outre, Roquetin compare son passé à un brouillard : « Les familles sont dans leurs maisons, au milieu de leurs souvenirs. Et nous voici, deux épaves sans mémoire. »[24], rappelant ainsi le héros d’Unamuno dont le père est « un brouillard sanglant »[25]. Lapertinence de cette comparaison réside dans le fait qu’elle met l’accent sur l’étrangeté.

Les deux auteurs reprennent à leur compte le cogito cartésien où l’existence est mise en rapport avec la pensée : « Ma pensée, c’est moi. (…) J’existe par ce que je pense » [26]. A la question posée par Victor « Qu’est-ce qui te paraît le plus vrai de tout ? », Pérez répond : « La phrase de Descartes : Je pense, donc je suis ».[27]. Cette reprise s’inscrit dans le cadre d’une tentative de comprendre l’existence par la voie du rationalisme, mais cette tentative est vouée à l’échec.

Les deux auteurs donnent une image de la négation de l’existence par l’idée de la mort par opposition à l’immortalité, par l’écriture et par l’art. L’image de la mort du personnage (envisagée comme étant la négation de l’existence) apparaît à la fin des deux romans. Dans les dernières pages de La Nausée, Roquetin ne se sent plus exister et remet en doute son existence. On lit vers la fin: « A présent, quand je dis « Je », ça me semble creux. Je n’arrive plus très bien à me sentir, tellement je suis oublié. Tout ce qui reste de réel, en moi, c’est de l’existence qui se sent exister. (…). Un pâle souvenir de moi vacille dans ma conscience. Roquetin ….Et soudain le « Je » pâlit et c’en est fait, il s’éteint. »[28]. Il affirme aussi que l’écriture qu’il fait est « sa raison d’exister », mais il refuse de faire publier la phrase où il asserte que  « c’est la seule justification de son existence. » [29]. Toutefois, il se rectifie à la fin du roman : « Jamais un existant ne peut justifier l’existence d’un autre existant. Mon erreur, c’est de vouloir ressusciter M. de Rollebon. » [30], rejoignant ainsi la même idée d’Unamuno selon laquelle Pérez, à sa mort sentenciée par l’auteur, « se dissipa dans le brouillard gris » [31]. Donc, pour les deux auteurs, l’existence prend fin une fois l’écriture terminée (celle du journal et celle du roman). De son côté, Roquetin, bien que tenant à sa liberté, ne veut pas s’en servir et cherche à mourir : « Je retrouve le même désir : chasser l’existence hors de moi. ». [32] L’existence est ainsi un fardeau dont il faut se débarrasser. Face à cette attitude, Pérez hésite entre le désir de se suicider et l’attachement à la vie. Cette hésitation s’explique par le désir de mener une autre existence où il ne sera pas mortel. Roquetin souligne aussi l’idée de se sentir « de trop » dans le monde : « Moi aussi j’étais de trop (….) Je rêvais vaguement de me supprimer, pour anéantir au moins une des ces existences superflues »[33]. Après avoir écrasé une mouche, il déclare lui avoir rendu un service : la débarrasser de son existence. Pérez doute lui aussi de son existence et ce doute l’amène à la certitude de l’immortalité. C’est ainsi qu’il va plus loin que le héros de Sartre : ayant abouti à la certitude qu’il n’est qu’un être de fiction, il constate qu’il est « une idée » [34] , et « une idée est toujours immortelle. »[35]. C’est ainsi qu’est évoquée la question de l’immortalité, chère à Unamuno, qui est un refus des idées nihilistes.

 

Ecriture et Existence

Dans les deux romans, la technique de l’emboitement est utilisée. Dans La Nausée, il s’agit de trois récits l’un s’imbriquant dans l’autre : l’histoire de Roquetin est présentée comme étant « des cahiers trouvés parmi les papiers d’Antoine Roquetin » [36]. A son tour, Roquetin écrit un livre sur Rollebon, tout comme Unamuno qui écrit sur Pérez. L’existence de Rollebon et de Pérez est donc tributaire de leurs auteurs respectifs. Roquetin est un historien alors qu’Unamuno est un romancier qui se met en scène ; d’où la différence générique. Le premier est à la recherche d’une vérité historique marquée par le doute et l’incertitude : Rollebon est suspect d’assassinat. En revanche, Unamuno tisse lui-même le destin de Pérez. En outre, Victor, l’ami de Pérez, écrit un roman qu’il appelle Nivola au lieu de Novela (roman en espagnol) pour se rebeller contre les lois du genre. La technique de l’emboitement reprend en métaphore l’idée de l’enfermement qui s’oppose à la liberté.

La polyphonie caractérisant ces récits à structure complexe (trois niveaux) se manifeste d’une autre manière : il s’agit du procédé de l’insertion. Dans La Nausée, il y a insertion d’un passage de deux à trois pages d’Eugénie Grandet où il s’agit d’une scène domestique qui montre la banalité de la vie. Une note est insérée : il s’agit de la présentation de la carrière de Rollebon, conférant ainsi un aspect documentaire au récit. Les paroles d’une chanson anglaise où il s’agit d’une absence sont aussi insérées : il s’agit de la chanson intitulée « Some of these days you will miss me honey. »  Pérez, qui est lui-même production fictive d’Unamuno, écrit à son tour des vers, devenant ainsi lui-aussi écrivain. Dans ces vers, il exprime ses sentiments marqués surtout par l’errance, par le vague, par les ténèbres et par la brume ; c’est ainsi que le brouillard est dédoublé.  

Unamuno ne manque pas d’établir une comparaison entre l’acte d’écrire un roman et l’acte de la création divine. Selon lui, tous les deux créent des êtres dont le destin dépend du créateur, des êtres ne pouvant pas choisir, en opposition avec les idées philosophiques de Sartre qui défend la liberté de l’Homme. La question de l’immortalité et de la mortalité est soulevée parallèlement à celle de l’existence créée par l’écriture. Unamuno se dit le dieu de ses personnages : « Je suis le dieu de ces deux pauvres diables romanesques » [37], pouvant ainsi décider de leur vie ou de leur mort. Le rapport entre l’être créé par l’écriture et son auteur ne se présente pas de la même façon pour ces deux auteurs. Unamuno est possessif et il appelle son héros « ma propre créature ». [38] L’écriture romanesque est donc un moyen d’imiter un supposé créateur, impliquant qu’il y a  un  rapport d’analogie entre la vie et le roman. Comme Sartre pour qui Dieu n’existe pas, Unamuno, à un moment donné de sa vie, avait perdu la foi. Mais il l’a récupérée et il a regagné confiance en Dieu. Dans un sens symbolique plus large, cela indique la faiblesse de l’homme pour Unamuno pour qui celui-ci n’est pas maître de son destin. Mais cet être faible refuse sa condition de subordonné et se révolte. La problématique de la liberté est soulevée : les éditeurs qui ne changent rien au manuscrit de Roquetin respectent sa liberté, alors que c’est n’est pas le cas pour Unamuno vis-à-vis de Pérez. Unamuno est fataliste : « Nous sommes le jouet de la fatalité !» [39], s’opposant ainsi à la valeur de la liberté (tout en reconnaissant ses limites) que défend Sartre dans ses écrits philosophiques. En effet, Roquetin l’affirme : « Je suis libre (…) Seul et libre. Mais cette liberté ressemble un peu à la mort. » [40]. Par contre, l’anéantissement apparaît comme une fatalité pour lui. En effet, tout mène au néant : « Chaque instant s’anéantit. »[41]. « Quelque chose commence pour finir. » [42], s’opposant ainsi à l’idée de résurrection et l’immortalité et renouant, par là,  avec le nihilisme nietzschéen.

Le rapport entre l’écriture et la liberté est posé d’une autre façon. En effet, face au rapport de possession, le rapport entre Roquetin et Rollebon est un rapport d’interdépendance : l’existence de chacun d’eux ne s’accomplit que dans l’existence de l’Autre. Roquetin l’affirme expressément : « M. De Rollebon était mon associé : Il avait besoin de moi pour être et j’avais besoin de lui pour ne pas sentir mon être. (…) Je ne m’apercevais plus que j’existais, je n’existais plus en moi, mais en lui. » [43]. L’on voit donc que Rollebon a pour fonction de sauver son auteur Roquetin de la nausée. La dépendance réciproque est aussi exprimée par la phrase suivante : « Je n’étais qu’un moyen  de le faire vivre, et il était ma raison d’être. »[44]. L’écriture signifie donc la vie pour Rollebon et la mort pour Roquetin et c’est ainsi qu’elle a une double dimension. Par contre, Unamuno se sent indépendant de son personnage. Il va jusqu’à vouloir le tuer même lorsque celui-ci le supplie de le laisser vivre. Pérez se fait ainsi la victime de son auteur qui refuse de revenir sur ce qu’il a déjà écrit. [45]

L’écriture permet de surmonter la nausée et le brouillard. Mais ceux-ci reviennent une fois  le roman achevé. Roquetin l’affirme : «  Je crois que je vais avoir la Nausée et j’ai l’impression de la retarder en écrivant. »[46]. D’autre part, il établit le rapport entre l’écriture et la vie : « Les événements se produisent dans un sens, et nous les racontons en sens inverse. » [47]. C’est pourquoi, selon lui, « il faut choisir : vivre ou raconter » [48]. Il s’agit donc d’un choix entre une existence marquée par la nausée et une narration marquée par le mensonge. Par contre,  à travers cette écriture salvatrice, l’absence de mots (les mots écrits étant l’opposé de la pensée) le mènent au néant et au « brouillard », rappelant ainsi le titre d’Unamuno, tel qu’il le dit lui-même: « La plupart du temps, faute de s’attacher à des mots, mes pensées restent des brouillards. Elles dessinent des formes vagues et plaisantes, s’engloutissent : aussitôt, je les oublie. ».[49]

Les arts, tout comme l’écriture,  sauvent de la nausée et du brouillard. Le héros de Sartre exprime souvent sa passion pour la musique et son désir d’aller écouter la chanteuse de jazz. Pour lui, la musique crée une autre existence beaucoup plus accueillante que celle où il vit. De son côté, Unamuno avait une passion pour la peinture mais une aversion pour la musique. En revanche, Pérez définit l’essence du monde comme étant « musicale » [50]. Il tombe amoureux d’une pianiste, confirmant ainsi son attachement à la musique comme salut.  En outre, pour lui, l’art (avec toutes ses expressions) est lié à la question de l’existence : « J’ai déjà entendu dire que l’art fait oublier à l’homme qu’il existe. C’est ainsi qu’il est libérateur. (…). Non, l’art fait l’homme douter de sa propre existence », [51]. C’est là que réside donc la fonction de la musique, faisant ainsi appel au mythe d’Orphée où la musique sauve de l’enfer. Pérez est obsédé par les chiens et il cultive une relation très étroite avec Orfeo, un chiot qu’il avait trouvé tout petit près de la maison d’Eugenia. Unamuno, par l’introduction de ce nom, reprend la même image du mythe où il s’agit de la salvation de l’enfer. Pérez le choisit comme confident et il n’a pas honte de le déclarer. De même, il n’hésite pas à le consulter, comme s’il agissait d’un être humain [52]. Se sentant confus dans  la rue et ne sachant quelle direction prendre, il attend un chien pour le suivre. C’est d’ailleurs une image en miniature de sa confusion et de son indécision dans la vie. Cette attitude s’oppose au fait qu’il refuse d’être manipulé par Unamuno. Le fait de faire appel à ce mythe lié  la musique révèle un recours à une solution par le détour du temps, c'est-à-dire par la voie de l’héritage culturel, afin de sortir du cadre de leur existence actuelle.

 

 

Les objets

Si l’écriture et l’art sont salvateurs, les objets, en revanche, sont considérés négativement. Les deux auteurs s’accordent sur l’idée que les objets sont mal vus et qu’ils sont les rivaux de l’homme. Mais l’hostilité se présente sous différentes formes. Pour Unamuno, il est lié à la dépendance alors que pour Sartre il est offensif. Dans leur sens herméneutique, les objets s’opposent à l’état de nature étant donné qu’ils sont fabriqués par l’homme. Il s’agit d’une création manuelle, par opposition à l’écriture et à l’art qui sont une création intellectuelle de l’homme. La création d’un objet s’oppose à la création romanesque, dans le sens où les objets ne se démolissent pas une fois leur création terminée. En effet, le personnage romanesque meurt à la fin du roman puisqu’il n’est qu’un être de fiction. Mais le texte demeure puisque l’écriture lui confère une immortalité.

Pour Unamuno, les objets s’opposent à la valeur de la liberté étant donné que l’amour transforme l’homme en objet, selon Pérez. En effet, ce dernier affirme que « quand un homme tombe véritablement amoureux, il n’est plus un homme. C’est ……C’est ….C’est …..une chose …Une femme fait de lui ce qu’elle veut. » [53]. Donc, l’amour ôte à l’homme sa liberté, devenant ainsi esclave. En outre, les objets remplacent l’homme. Luis et Romera, qui n’avaient pas d’enfants, ont acheté de grandes poupées pour faire d’elles leurs enfants. Cette idée de substitution indique que la présence des objets est alarmante vu qu’ils anéantissent l’homme. C’est aussi le désir de vouloir donner vie à l’objet, rappelant ainsi le mythe de Pygmalion. Pérez refuse d’être l’objet d’Eugénia, renouant ainsi  avec l’idée du refus de la dépendance vis-à-vis d’Unamuno et insistant sur la valeur de la liberté. Il affirme : « Je ne suis pas un piano avec lequel on peut jouer à son gré. » [54]. Une comparaison que l’auteur établit entre le fait de se servir de Dieu et le fait de se servir du parapluie apparaît aussi : « Ici, dans cette pauvre vie, nous ne prenons pas soin de nous-mêmes, mais nous nous servons de Dieu ; nous prétendons l’ouvrir, tel un parapluie, pour qu’il nous protège de toutes sortes de maux. ». [55] La comparaison entre l’idée de Dieu et l’image du parapluie est la deuxième où apparaît Dieu. [56] Elle a une portée symbolique : elle souligne la valeur de la protection et rappelle la faiblesse de l’homme. D’autre part, Unamuno confère au parapluie en tant qu’objet une valeur sacré que l’usage désacralise : « C’est un malheur de devoir utiliser un parapluie. L’usage va jusqu’à détruire toute beauté. La fonction la plus noble de l’objet est d’être contemplé. »[57]. Cette valeur de sacralisation confirme la faiblesse de l’homme. En revanche, Roquetin, de son côté, refuse de trop regarder les objets : « Il n’est pas bon que je fixe trop longtemps les objets. Je les regarde pour savoir ce que c’est, puis il faut que je détourne vite les yeux. Mais pourquoi ? Ils me dégoûtent. »[58]. Le refus de regarder les objets est doublé par le refus de les toucher, donc le refus du contact physique : « Et moi, ils me touchent. C’est insupportable. J’ai peur d’entrer en contact avec eux, tout comme s’ils étaient des bêtes vivantes. » (…) On en prend un dans sa main et on est obligé de le lâcher au plus vite. » [59]. Les objets sont donc une menace. C’est ainsi que pour Sartre, la vision des objets n’est pas identique à celle d’Unamuno. Il est essentiellement ce qui provoque la nausée, à l’exception du parapluie déjà cité. Les descriptions se centrent fréquemment sur les objets, par exemple la porte, la fourchette, la statue qualifiée de « désagréable et stupide » [60], la banquette du métro et la pipe. La statue est une imitation de l’être humain et elle assume le même rôle que pour Unamuno où les poupées remplacent les enfants comme nous l’avons déjà cité. La pipe évoque un symbolisme en rapport avec le feu qui est la brûlure, donc l’anéantissement. Pour leur part, la porte et la banquette du métro évoquent l’idée de la transition. En effet, la porte marque le passage d’un espace vers un autre espace. De son côté, la banquette indique une attente. D’autre part, Roquetin désigne de « pièges » [61] la glace et la vitre, bien que ces deux objets reflètent l’image exacte de celui qui regarde. Cette désignation montre un refus de la réalité. Soulignons l’importance du passage où Roquetin étudie son visage dans le miroir.  Ce dernier revêt une grande valeur symbolique  puisqu’il est le  regard de soi par opposition au regard d’autrui, rappelant ainsi la célèbre citation de Sartre : « L’enfer, c’est les Autres ». Le miroir a aussi une autre dimension mythologique. En effet, il rappelle le mythe de Narcisse donnant ainsi l’image du refus de l’Autre. Cette désignation de « piège » donne une indication sur la pensée de l’auteur : elle dévoile une insatisfaction intérieure et une faiblesse. Le refus de regarder (se regarder soi-même ou regarder les objets) de Roquetin s’oppose à la contemplation qu’Unamuno aime.

Conclusion

Dans leur traitement des images de l’existence et sa négation, les deux auteurs empruntent la voie du doute ; d’où la nécessité de faire appel au cogito cartésien. Ce doute mène à la révolte. En effet, après avoir examiné l’acheminement des trois solutions citées par Jean Burgos au début de notre recherche (qui concernent le traitement des images de l’existence), nous aboutissons à la conclusion suivante : la création des images de la négation de l’existence est sous-tendue par une attitude de révolte qui se termine par une soumission et « d’acception détournée », selon Burgos. Les deux auteurs soulignent la faiblesse de l’homme. Bien que Sartre accorde beaucoup d’importance à la liberté, celle-ci va de pair avec la mort dans sa pensée. L’imagination romanesque est un acte de liberté, comme il l’affirme, s’opposant ainsi au fatalisme d’Unamuno. Toutefois, cette dite liberté a une dimension phénoménologique dans le sens où il s’agit d’une vision interprétante des phénomènes et non d’une essence que l’homme choisit (contrairement à la pensée de Pérez, le héros d’Unamuno). En effet, pour Sartre, l’homme choisit son existence alors que, pour Unamuno, il choisit son essence. De son côté, Unamuno dépasse le stade de la pensée nihiliste par son obsession de l’idée de l’immortalité. Toutefois, il s’attarde assez souvent sur la phase intermédiaire qui est l’agonie. En outre, il ne manque pas d’insister, dès les premières lignes, sur le fait que l’homme est un « passant » dans la vie et non un « marcheur » ; c’est ce qui confère une dimension philosophique à son propos. Cette dimension reflète sa vision du temps qui s’oppose à celle de Sartre.

L’image de la négation de l’existence ne provient pas seulement d’une création indépendante (comme l’asserte Burgos) mais de métaphores qui font  écho à la mythologie, comme nous l’avons montré. En effet, nous avons décelé des métaphores rappelant le mythe d’Orphée, de Narcisse et de Pygmalion et assurant « l’organisation syntaxique » des images de la négation de l’existence. Le choix de ces trois mythes cités en particulier n’est pas l’effet d’un hasard. En effet, chacun d’eux évoque un aspect de l’existence : Narcisse évoque la vision de soi, Orphée évoque le rapport avec l’Autre (jugé négativement) alors que Pygmalion traite du thème de la création d’une existence (même s’il s’agit d’une création romanesque et non pas matérielle). Cette combinaison de mythes ainsi énoncée montre que le recours à la mythologie est une autre « solution » (pour citer Burgos) dont les auteurs empruntent la voie pour présenter des images de la négation de l’existence. Cette dite solution est une attitude de négation d’une réalité marquée par un brouillard et une nausée comme formes d’existence qui écrasent l’homme.  La voie du mythe dépasse donc celle de ces deux existences, parallèlement à celle de l’imagination qui est une « négation de l’existence », selon de Sartre.

Notes :

[1] cf : En torno al casticismo (A propos du casticisme) paru en 1895.

[2] Morron-Arroyo, Ciriaco, Niebla en la evolución temática de Unamuno (Brouillard dans l’évolution thématique De Unamuno), Dans : MLN, volume 81, publié par les Presses Universitaires de John Hopkins, 1966, pp.143-158., p. 158. URL stable : http://www.jstor.org/stable/290846. La citation a été traduite par le chercheur.

 

[3] Sartre, Jean-Paul, La Nausée, Gallimard, Le livre de Poche (texte intégral), Paris, 1938

[4] De Unamuno, Miguel, Niebla (Brouillard), édition électronique, téléchargé en version originale en espagnol à partir de rinconcastellano.com. Toutes les citations ont été traduites par le chercheur.

[5] Burgos, Jean, Pour une poétique de l’Imaginaire, Collection Pierres Vives, Seuil, Paris, 1982

[6] Ibid, p.400

[7] Ibid, p. 17

[8] Ibid, p. 126

[9] Sartre, Jean-Paul, L’Imagination, (1936) Presses Universitaires de France, Paris, 1994, p.3

[10] A cet égard, il s’avère important de faire une mise au point sur la différence entre la notion de l’imagination pour Sartre et pour Jung. Ils sont en désaccord sur le rapport de l’image au réel : pour Sartre, imaginer c’est « nier le réel », donc elle est une production indépendante, alors que pour Jung c’est une production provenant d’une projection déformée, pour être reformée revêtant ainsi un aspect différent mais dont l’essence est la même.

[11] Ibid, p.236

[12] Ibid, p.17

[13] Louette, Jean-François, La Nausée , roman du silence, Dans : Littérature, n.75, La voix, le retrait, l’Autre, publié par Armand Colin, 1989, pp.3-20., p.11-12. URL stable : http://www.jstor.org/stable/41704529

 

[14] Ibid, p.13

[15] De Unamuno, Miguel, Niebla (Brouillard), op.cit. p.18

[16] Ibid, p.18

[17] Sartre, Jean-Paul, La Nausée , p.90

[18] Ibid, p.130

[19] Ibid, p.94

[20] Ibid, p.73

[21] De Unamuno, Miguel, Niebla (Brouillard), op.cit. p.43

[22] Ibid, p.102

[23] Ibid, p.102

[24] Sartre, Jean-Paul, La Nausée, op.cit. p.49

[25] De Unamuno, Miguel, Niebla (Brouillard), op.cit. p.33

[26] Sartre, La Nausée, op.cit, p.73

[27] De Unamuno, Miguel, Niebla (Brouillard), op.cit. p.167

[28] Sartre, Jean-Paul,  La Nausée, op.cit. p.124

 

[29] Ibid, p.53

[30] Ibid, p.129

[31] De Unamuno, Miguel, Niebla (Brouillard), op.cit. p 186

[32] Sartre, Jean-Paul, La Nausée, op.cit. p.128

[33] Ibid, p.95

[34] De Unamuno, Miguel, Niebla (Brouillard), op.cit. p. 177

[35] Ibid , p.18

[36] Sartre, Jean-Paul, La Nausée, op.cit. p.4

[37] De Unamuno, Miguel, Niebla (Brouillard) , op.cit.p.144

[38] Ibid.p.173

[39] Ibid, p.112

[40] Sartre, Jean-Paul, La Nausée, op.cit. p.115

[41] Ibid, p.43

[42] Ibid, p.29

[43] Ibid, p. 173

[44] Ibid, p, 174

[45] Ibid, p. 174

[46] Sartre, Jean-Paul, La Nausée, op.cit.p.127

[47] Ibid, p.31

[48] Ibid,p. 30

[49] Ibid, p.16

[50] De Unamuno, Miguel, Niebla (Brouillard) , op.cit.p. 29

[51] Ibid, p.166

[52] De Unamuno, Miguel, Niebla (Brouillard) , op.cit, p. 127

[53] Ibid, p. 57

[54] Ibid, p.106

[55] Ibid, p.13

[56] Comme déjà cité, l’écriture d’un roman a été comparée à l’œuvre de Dieu.

[57] De Unamuno, Miguel, Niebla (Brouillard), op.cit. p.13

[58] Sartre, Jean-Paul, La Nausée, op.cit. p.107

[59] Ibid,p.90

[60] Ibid, p.8

[61] Ibid, p.15

 

  1. Corpus

    1. De Unamuno, Miguel, Niebla (Brouillard), édition électronique, téléchargé en version originale en espagnol à partir de rinconcastellano.com , le 2/4/2017
    2. Sartre, Jean-Paul, La Nausée, Le livre de Poche (texte intégral), Gallimard, Paris, 1938.

    Ouvrages de méthodologie

    1. Burgos, Jean, Pour une poétique de l’Imaginaire, Collection Pierres Vives, Seuil, Paris, 1982.
    2. Chevalier, Jean, et Gheerbrant, Alain, Dictionnaire des symboles, mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Edition Robert Laffont-Jupiter, Paris, 1982
    3. Sartre, Jean-Paul, L’Imagination, (1936), Presses Universitaires de France, Paris, 1994

      Articles de revues

    Sur Sartre et l’Existentialisme

    1. Champigny, Robert, Sens de la Nausée, Dans : PMLA, volume 70, n.1, publié par l’Association Moderne du Langage, 1955, pp.37-46. URL stable : http://www.jstor.org/stable/459835
    2. Contat, Michel, et Deguy, Jacques, Les carnets de la drôle de guerre de Jean-Paul Sartre : Effets d’écriture, effets de lecture, Dans : Littérature n. 80, publié par Armand Colin, 1990, pp.17-41. URL stable : http://www.jstor.org/stable/23799802
    3. Louette, Jean-François, La Nausée , roman du silence, Dans : Littérature, n.75, La voix, le retrait, l’Autre, publié par Armand Colin, 1989, pp.3-20. URL stable : http://www.jstor.org/stable/41704529
    4. M.Pauly, Rebecca, Les Mots et La Nausée : le bronze de Barbedienne et le coupe-papier, Dans : La revue française, volume 60, n : 5, publié par l’Association Américaine des Professeurs de Français, 1989, pp.626-634. URL stable : http://www.jstor.org/stable/393983
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    8. Tokarov, Dimitri, Le rôle et les métamorphoses des quatre éléments dans La Nausée de Sartre et la fin de Beckett, Dans : Samuel Beckett aujourd’hui. Des éléments aux traces, publié par Brill, 2008, pp.233-241. URL stable : http://www.jstor.org/stable/25781874

    Sur Unamuno

    En Français :

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    2. De Unamuno, Miguel, Unamuno arrive en France, Dans : Esprit, Nouvelle Série, n : 332 (11), publié par Editions Esprit, 1964, pp.791-793. URL stable : http://www.jstor.org/stable/24259671
    3. Tunon de Lara, Manuel, L’Espagne De Unamuno, Dans : Esprit, Nouvelle Série, n : 332 (1), publié par Editions Esprit, 1964, pp.781-790. URL stable : http://www.jstor.org/stable/24259670

    En Espagnol :

    1. Ardilla, J.A.G., Unamuno, el monólogo interior y el flujo de conciencia : De William James y Amor y pedagogía a Kunt Hamsun y Niebla, ( Unamuno, le monologue intérieur et le flux de conscience : De William James et Amour et Pédagogie à Kunt Hamsun et Brouillard) , Dans : Revue Hispanique, Volume 80 , n. 3, publié par  presse de l’université de pennsylvania , 2012 , pp.445-466. URL stable : http://www.jstor.org/stable/23275251
    2. Bilbao Terreros, Gorka, La muerte en la ficción unamuniana : una encrucijada entre el conocimiento y la identidad individual, ( La mort dans la fiction D’Unamuno : un croisement entre la connaissance et l’identité individuelle), Dans : Hispania, volume 97, n.3, publié par l’Association Américaine des Professeurs d’Espagnol et de Portugais, 2014, pp.430-440. URL stable : http://www.jstor.org/stable/24368818
    3. Morron-Arroyo, Ciriaco, Niebla en la evolución temática de Unamuno (Brouillard dans l’évolution thématique De Unamuno), Dans : MLN, volume 81, publié par les Presses Universitaires de John Hopkins, 1966, pp.143-158. URL stable : http://www.jstor.org/stable/2908461
    4. Rodríguez, María-Pilar, ¿ Qué desastre ?  ¿ Qué nación ? ¿ Qué problema ? Revisiones del nacionalismo español vasco a la luz de Miguel de Unamuno ( Quel desastre ? Quelle nation ? Quel problème ? Révisions du nationalisme espagnol basque à la lumière de Miguel De Unamuno) , Dans : INTI, Revue de littérature hispanique, n : 51, publié par INTI, pp.3-16.  URL stable : http://www.jstor.org/stable/23288912
    5. Sánchez Barbudo, Antonio, La formación del pensamiento de Unamuno. Una experiencia decisiva : La crisis de 1897 (La formation de la pensée d’Unamuno. Une expérience décisive : La crise de 1897), Dans La revue hispanique, volume 18, n : 3, publié par les presses de l’Université de Pennsylvania, 1950, pp.218-243. URL stable : http://www.jstor.org/stable/470950
    6.  Tasende, Mercedes, El resentimiento trágico de la vida : últimas reflexiones de Unamuno en torno a la Guerra Civil Española (La rancœur tragique de la vie : dernières réflexions de Unamuno à propos de la Guerre Civile Espagnole), Dans : Annales de la littérature espagnole contemporaine, volume 34, n. 1, publié par la Société des Etudes Espagnoles et Hispano-américaines, 2009, pp.275-304. URL stable : http://www.jstor.org/stable/27742592