La traduction des temps verbaux entre l'accompli et l'inaccompli Etude analytique du recueil "مقاربة الأبد " de Gamal Al Ghitany et de sa traduction française " Au plus près de l'éternité " par Khaled Osman

نوع المستند : المقالة الأصلية

المؤلف

Université Ain Chams

المستخلص

La transmission des temps verbaux constitue l'une des difficultés indéniables pour tout traducteur surtout lorsqu'il traite avec deux systèmes verbaux différents. Elle devient presque un défi s'il s'agit de la traduction d'une autobiographie. L'auteur s'y exprime avec une multitude de temps verbaux afin de raconter ses divers souvenirs. Ayant un moment d'énonciation (S) essentiel qui se situe dans le présent, l'auteur étale plusieurs moments d'événements ( E) et parfois plusieurs moments de référence (R). Aussi recourt-il à plusieurs temps verbaux. Prenant le modèle des deux systèmes verbaux arabe et français, nous constatons que le problème pour le traducteur réside, plutôt, dans la transmission de l'aspect temporel du verbe. Nous avons choisi l'œuvre autobiographique de Gamal Al Ghitany afin de jeter la lumière sur notre problématique.

الكلمات الرئيسية


Introduction:

Né en 1945 et décédé en 2015, Gamal Ghitany a connu une vie littéraire très riche en romans, nouvelles et articles. Dans le recueil de nouvelles, objet d'étude,  "مقاربة الأبد " (Au plus près de l'éternité), il trace en détails quelques souvenirs concernant sa vie avant sa maladie surtout son enfance, ainsi que la période liée à l'opération chirurgicale qu'il devait subir. Chargé par la mission de l'écriture tout en étant le héros-narrateur, Ghitany s'y présente comme narrateur homodiégétique voire autodiégétique qui raconte sa propre expérience. Dès le début, il se situe dans le lieu et le temps. Le lecteur de la première nouvelle trouve le narrateur qui s'exprime par le premier pronom personnel singulier "je" et qui se trouve à l'hôpital, non pas pour subir une opération mais plutôt pour faire le suivi de son état quelques semaines après une chirurgie cardiaque dangereuse.

Bien que tous les moments d'événements ( E ) dans les autres nouvelles suivantes soient antérieurs au moment de l'énonciation ( S ),   l'auteur –narrateur emploie tantôt l'accompli et tantôt l'inaccompli pour exprimer des souvenirs achevés. Mais cet aspect accompli est rendu en français par plusieurs temps verbaux.  Dans la mesure où " grammairiens et linguistes ont progressivement distingué le temps (externe au procès) et l'aspect (structure temporelle interne au procès)" ( Gosselin, 2005: p.28),  le traducteur doit lui aussi prendre en considération le temps verbal employé dans la langue de départ ainsi que son aspect et l'intention de son emploi, autrement dit ce que Gosselin appelle la "sémantique temporelle". D'ailleurs, chaque temps verbal du point de vue grammatical et morphologique revêt un aspect sémantique dont la valeur devient de plus en plus incontestable dans la traduction; ce qui équivaut à la distinction dans la grammaire arabe entre الدلالة المصرفیة et الدلالة النحویة. Alors que la première notion désigne le temps verbal en tant que forme structurale, la deuxième le désigne aussi mais dans son contexte textuel.

C'est pourquoi nous essayerons de montrer, dans cette étude, les raisons et les différents cas qui ont poussé le traducteur à choisir tel ou tel temps verbal présent ou passé en français représentant toujours l'accompli ou l'inaccompli, selon la valeur aspectuelle et sémantique du procès ; c'est à dire selon le contexte et le message voulu par le narrateur. 

 

Dans le corpus arabe, Gamal Ghitany est à la fois narrateur et protagoniste principal des événements. Narrateur autodiégétique, il raconte une expérience personnelle, pour lui, hors du commun, celle de l'intervention chirurgicale qu'il avait subie au cœur. Il s'agit d'un recueil de nouvelles liées toutes par le  même fil conducteur. Bien que l'œuvre soit composée de plusieurs nouvelles dont chacune porte un titre révélateur, le lecteur peut remarquer dès le début qu'elles tournent autour d'un axe commun: les souvenirs du narrateur avant et après la chirurgie cardiaque.

" مع ﺇننی قبل العملیة کنت وعر الفضول، دائم المقارنة،لا أکف عن استدعاء اللحظات و الملامح و النطق بالملاحظات، بعد عودتی، بعد اکتمال ﺇفاقتی، تبدل الأمر "  (مقاربة الأبد، ص6 )

 

Ayant vécu une expérience de "mort", le narrateur ne cesse de raconter voire de contempler des souvenirs de "vie". Tenant compte des risques de la chirurgie, il décrit ses sentiments et les préparatifs pré-opérationnels. Mais il jette aussi la lumière sur des souvenirs plus lointains qui relatent ses moments de joie et de tristesse. C'est comme s'il faisait le bilan de sa vie en se préparant à la mort voire à "l'éternité".

 

Tenant compte de la théorie narratologique de Gérard Genette, nous pouvons dire qu'il existe une double temporalité dans chaque narration: le temps du récit et le temps de l'histoire. Alors que le premier désigne le moment de narration, c'est-à-dire celui où le narrateur "raconte" le récit et où les événements suivent l'ordre des pages, le deuxième représente le moment où se passent "réellement" les différents événements de l'histoire. Ainsi, nous constatons ce que Genette appelle "anachronies"; un décalage qui se produit entre deux événements ou plutôt un "désordre" temporel dans la narration. Souvent le narrateur ne respecte pas l'ordre chronologique des événements. Parfois il relate des événements antérieurs au moment  de la narration, donc des événements qui ont eu lieu avant "le temps du récit"; ce qui est appelé "analepses". Mais le narrateur peut aussi recourir à l'anticipation en faisant allusion à un événement ultérieur; ce qui est appelé " prolepses".  D'ailleurs, le cas est pareil dans l'œuvre objet d'étude. En racontant son expérience exceptionnelle, Gamal Ghitany ne suit guère l'ordre logique des événements de son "histoire". Il partage avec le lecteur les différents détails de son présent et de son passé. Même ce dernier connaît une sorte de variation temporelle puisque nous trouvons tantôt un passé proche fortement lié au pivot de l'histoire à savoir la chirurgie cardiaque, tantôt un passé plus ou moins lointain formé des souvenirs d'enfance et de jeunesse du narrateur.

Afin d'exprimer ce va et vient entre le présent du moment de l'énonciation (après l'opération) et le passé des souvenirs qui l'avaient précédé, Gamal Ghitany recourt aux deux aspects temporels de "l'accompli" (الماضی) et de "l'inaccompli" (المضارع). Dans ce court récit autobiographique, nous procédons à l'analyse du système verbal des procès (actions et états) , autrement dit la relation fonctionnelle entre les diffèrents temps verbaux employés dans le texte source et , par suite, ceux dans le texte cible.

En essayant de suivre la démarche que les linguistes et les grammairiens ont adoptée, nous avons découvert que les théories portant sur le système verbal ont connu successivement une évolution remarquable. En effet, le modèle classique de Port-Royal qui date de l'année 1660, a été élaboré par Arnauld et Lancelot. Il suppose que les temps verbaux, simples et composés, expriment un rapport entre deux coordonnées seulement; le moment de l'énonciation et le moment de l'événement. Suivant presque le même modèle, L'abbé Girard (1747) fait la distinction dans son modèle du système verbal entre les temps qu'il nomme absolus (simples) et les temps relatifs (composés). Quelques années plus tard, Nicolas Beauzée (1767) présente un nouveau modèle plus logique. Selon lui, il faut faire intervenir une troisième coordonnée nommée " terme de comparaison", autrement dit le moment à partir duquel l'événement est considéré. Il "définit deux types de repères temporels: l'époque et la période. La période et un espace de temps circonscrit entre deux bornes qui sont des époques" (Schwer, 2009:p.14). Son modèle est donc axé sur trois éléments principaux: l'époque de l'événement E, l'époque ou la période de comparaison R et l'époque du moment de la parole S. Gardant cette troisième coordonnée, Reichenbache (1947) présente son propre modèle du système verbal  qui nous permet de distinguer trois paramètres temporels: le moment de l'énonciation (S), le moment de l'événement (E) et le point de référence (R) par rapport auquel il situe le procès lui-même (E) et qui est "susceptible d’entretenir des relations de coïncidence, d’antériorité ou de postériorité avec les deux autres points". (Gosselin, 2005: p.31). Basé sur les mêmes données du modèle beauzéen, celui de Reichenbache inverse les priorités de l'analyse: primo, la relation entre R et S, et secundo, celle entre E et R. Selon Louis de Saussure, bien que Beauzée soit " le précurseur des approches référencielles récentes" (1998: p.22), Reichenbache nous présente une élaboration scientifique révolutionnaire pour décrire les temps verbaux. Voici ci-dessous un tableau récapitulatif de son système verbal:

 

De tous les détails contenus dans ce tableau présenté dans l'article de Louis de Saussure (1998:p.22), nous pouvons déduire que , dans le système de Reichenbache, l'antériorité (passé) peut  être exprimée par l'équation {R-S , E-R}, la postériorité        ( futur) par {S-R, R-E} et la concomitance (présent) par {R,S,E}. Ces relations sont aussi présentées autrement: le passé à E < S , le futur à S < E , le présent à E=S (cf. Renaud:2003, p.8).

 

Ayant pour objectif d'analyser l'emploi des temps verbaux dans la version française de l'œuvre égyptienne, nous trouvons opportun de nous concentrer sur l'application du système reichenbachien dans les deux langues arabe et française afin de répondre aux questions suivantes: le traducteur est-il fidèle au système verbal arabe? La traduction des temps verbaux doit –elle suivre un modèle figé ou plutôt respecter le vouloir dire de l'auteur original par l'emploi d'un temps verbal quelconque? 

Dans notre corpus, le point de référence coïncide tantôt avec le moment de l'énonciation, tantôt lui est antérieur. Parfois le point de repère est le moment de l'énonciation c'est-à-dire, en l'occurrence, après la chirurgie. En revanche, les procès sont souvent décrits par rapport au point de référence principal dans le récit soit l'intervention chirurgicale elle-même.

 

Cependant, bien que l'auteur égyptien déploie un effort indéniable pour employer les temps verbaux susceptibles de communiquer à son lecteur ses sentiments en mettant l'accent sur les différents paramètres temporels, le traducteur s'acquitte d'une mission plus compliquée. Il est chargé de traduire le temps grammatical tout en prenant en considération son aspect temporel. Pour le traducteur, il ne faut pas simplement traduire المضارع  par le présent de l'indicatif ou الماضی par le passé composé, d'autant plus que le système verbal arabe s'intéresse plutôt à l'aspect contrairement à la grammaire française basée sur la notion du temps verbal.

" Le verbe, à l'origine, en arabe (…) n'exprime pas le temps situé (c'est-à-dire celui où se localise un procès par rapport à un autre moment du temps qui est celui où se place le sujet parlant), mais seulement le degré de réalisation du procès, dans le temps" (Blachère et Gaudefroy-Demombynes, 1975: p.246)

Aussi notre analyse sera-t-elle axée sur la transmission de l'accompli et de l'inaccompli dans la traduction française. Nous essayerons , en jetant la lumière sur des cas référentiels différents, de comprendre comment et pourquoi le traducteur a opté pour certains temps verbaux afin de communiquer fidèlement le message grammatical et contextuel.

 

           Suivant la méthode de Reichenbache, nous commençons, dans chaque cas, par la détermination du rapport entre (R ) et (S), et ensuite celui entre (S) et (E) .

 

1-      Le point de référence ( R ) est le moment de l'énonciation (S) :

Dans certains passages du texte de départ, le moment de l'événement se situe par rapport au moment même de l'énonciation, donc { R=S}. Quant au rapport entre le moment de l'événement et celui de l'énonciation, il varie selon la situation décrite.

1.1.   L'auteur se sert de l'inaccompli (المضارع  ) dans son récit autobiographique pour exprimer les procès où le moment de l'événement (E) coïncide avec le moment de l'énonciation (S) (S = E). Suite à la chirurgie, il décrit son état à l'hôpital et son traitement post-opérationnel. Regardons par exemple ces extraits:

 

La traduction

L'original

Aucun repère qui permette de se situer, je suis étendu, absorbé dans ma lecture, profitant de la lumière uniforme (…)(p.7)

1- ما من علامة تنبئ، أتمدد مستغرقا فی القراءة، أنعم بالضوء المستقر (...)   (ص4)           

Je sais que mon cœur est relié au moniteur suspendu dans l'angle droit de la pièce, que j'aperçois quand je me lève pour parcourir la courte distance me séparant des toilettes. Les lignes défilent sur le moniteur, certaines régulières, d'autres sinusoïdales (…) (p.7)

2- أعرف أن قلبی متصل بالجهاز المعلق ﺇلی یمین الغرفة ، أراه عند اجتیازی المسافة القصیرة، ﺇلی الحمام، تمتد الخطوط، بعضها مستقیم، و ﺁخر متعرج (...)    (ص4)            

Cette agitation à l'intérieur de moi, je la surveillais attentivement, au comble de la lucidité, mais il n'y avait rien qui fût en mon pouvoir. (p.8)

3- أصغی ﺇلی ما یجری داخلی، أعیه لکن لیس بوسعی شیئ (ص4)

Je me suis replié sur moi-même, suivant les événements sans commenter, observant sans comparer, écoutant sans discuter, dans un état d'acceptation silencieuse,(…).  (p.12)

4- أتابع و لا أعلق، أری و لا أقارن، أصغی و لا أجادل، فی حالة من السکون الراضی (ص4)

Les verbes à

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

l'inaccompli soulignés en arabe montrent évidemment que le narrateur décrit, au moment même de l'énonciation (S), son état après l'opération. Pourtant, alors que l'inaccompli prédomine dans ces exemples, le traducteur le transmet par une variation incontestable des temps verbaux français. Il prend en considération que

"لا وجود فی لغة من اللغات لذلک "الزمن النحوی" الذی تقتصر وظائفه الدلالیة علی تلک التی یشیر ﺇلیها اسمه، فالمضارع البسیط (...) لا یعبر فقط عن الزمن المضارع" (البطل، 2007: ص45)  [1]

 

Dans certains cas, le traducteur transmet évidemment l'inaccompli en arabe par le présent de l'indicatif en français. Il traduit ainsi la coïncidence temporelle entre le moment de l'énonciation et celui de l'événement: "sais", "aperçois", "défilent", "suis étendu". Il s'agit ici tout simplement du présent de la narration.

 Pourtant, tenant à communiquer l'aspect contextuel du verbe arabe, Khaled Osman traduit, par exemple, le verbe تنبئ par la locution verbale au subjonctif "permette de se situer". Même si c'est la syntaxe de la phrase française qui a impliqué l'usage du subjonctif, nous dirons que cet emploi ,intentionnel compense l'absence de l'équivalent lexical du verbe arabe. N'ayant pas employé l'équivalent direct du verbe arabe "prévoir", il s'est servi du subjonctif pour traduire l'aspect du verbe voire son contenu sémantique, tout en ayant  recours au procédé de l'explicitation et en rendant plus clair au lecteur francophone le message original du narrateur qui "se situe" dans l'incertitude à propos de son état sanitaire.

Par ailleurs, l'inaccompli est rendu aussi par le participe présent: "profitant", "suivant", "observant", "écoutant". Ayant saisi la coïncidence des deux paramètres temporels (S) et (E), le traducteur a décidé de varier les temps verbaux sans porter atteinte au sens tout en tirant avantage de la valeur circonstancielle temporelle du participe présent qui marque la simultanéité des procès.

Quant à l'emploi de l'infinitif, il s'avère adéquat à cet égard. Il est tout à fait compatible avec le participe présent. Le dernier exemple dans le tableau ci-dessus est bien révélateur à cet égard. Les deux modes liés par la préposition "sans" marquant la négation forment de courtes propositions participiales successives traduisant les contradictions dans la langue de départ.

En revanche, la traduction de l'inaccompli arabe dans l'exemple (3) nous paraît plus intéressante. En traduisant le verbe أصغی par le verbe "apercevais" conjugué à l'imparfait, Khaled Osman ne trahit pas l'aspect temporal du texte original. Il emploie un temps verbal qui exprime  l'inaccompli mais dans le passé. En effet, le narrateur dans cette phrase décrit les palpitations de son cœur qui étaient instables et qui continuent à l'être pendant la période de convalescence et de suivi qu'il passe à l'hôpital. Le procès exprime donc un état qui dure depuis longtemps. Tandis que l'inaccompli dans la phrase arabe dénote la simultanéité ( S = E), l'inaccompli français exprimé par l'imparfait change l'ordre des paramètres temporels et donne l'impression que le moment (E ) est antérieur au moment ( S) {E<S }. Voulant peut-être dresser un tableau tout entier au passé en employant à cet égard l'imparfait, le traducteur aurait dû utiliser le présent de l'indicatif pour être plus fidèle au texte source et pour éviter tout équivoque susceptible de mettre son lecteur dans l'embarras.    

Le traducteur a eu recours aussi au procédé de la transposition en changeant complètement la catégorie grammaticale du verbe. Il a transmis le verbe أعیه par le substantif "lucidité" dont la connotation est amplifiée par  la  locution prépositionnelle  " au comble de ". Il a ainsi mis l'accent sur la contradiction entre deux états décrits par le narrateur: Etant conscient de son état de santé, il se sent pourtant invalide. Ladite contradiction qui reflète la souffrance du narrateur devient donc plus claire grâce à l'opposition implicite entre le substantif "comble" reflétant le tout, d'une part, et l'adverbe de négation "rien" marquant le néant, d'autre part.

 

1.2.  Pour exprimer les procès où le moment de l'événement (E) est antérieur à celui de l'énonciation (S) (E < S), l'auteur recourt à l'accompli .

La traduction

L'original

Je n'ai pas cherché à m'arrêter pour comprendre, pas plus que je n'ai pas posé de questions (…) (p.7)

 

1- لم أحاول التوقف للاستیعاب و لم أستفسر (ص4)

 

Je me suis habitué aux palpitations subites (…) (8)

 

2- اعتدت الضربات المفاجئة، لم تنتظم الضربات بعد (ص4)

Plus tard, les symptômes que j'avais éprouvés la première fois ont fini par s'éclairer. (p.9)

 

3- فیما بعد بدا لی ما جرى أول مرة مبررًا (ص4)          

L'infirmière a fait irruption, à son expression j'ai su qu'il était arrivé quelque chose, même si je ne ressentais rien qui justifiât son effroi, visible; elle a jeté un bref coup d'œil au moniteur, s'est emparée de mon poignet. (p.9)

 

4- اجتازت الممرضة الباب، من ملامحها أدرکت أن أمرا جرى، لم أجد داخلی ما یبرر جزعها البادی، تطلعت ﺇلى الشاشة، أمسکت معصمی (...) (ص5)

J'ai interrompu ma lecture, détachant les yeux des lignes de Moby Dick (p.9)

 

5- توقفت عن القراءة ، رفعت بصری عن سطور موبی دیک (ص5)

Trois personnes ont franchi la porte (…).Après qu'ils m'eurent entouré, l'assistante s'est saisie du cordon qui retenait ma chemise d'hôpital fermée dans le dos et a tiré dessus, de sorte que ma nudité s'est accomplie entièrement devant eux. Il n'y a eu aucune réaction de ma part, je n'ai même pas tendu les mains pour me couvrir (…) (p. 9 - 10)

6- اجتاز الباب ثلاثة (...)أحاطوا بی، فکت البدینة الرباط الذی یشد الرداء المفتوح من الخلف، جذبته فاکتمل عریی أمامهم، لم یحدث أی رد فعل منی، لم أمد یدی لأستر ما بدا منی (...) (ص5)

 

Tous me dévisageaient intensément, je les ai dévisagés l'un après l'autre, mais ils ne manifestaient pas la moindre réaction, semblant attendre un signal dont j'ignorais la nature exacte. Je m'étais habitué à ne pas poser de questions, à ne pas m'enquérir, moi qui avant l'opération nourrissais une curiosité exacerbée, moi qui ne cessais de comparer,(…). De fait, depuis que je suis revenu à moi, depuis que j'ai fini d'émerger de l'anesthésie, mon attitude a changé, je me suis replié sur moi-même (…) (p.11)

7- تطلعوا کلهم ﺇلى، مررت بالنظر علیهم، لم یصدر عنهم أی رد فعل، کانوا بانتظار شیء ما لا أعرف ما هو بالضبط، اعتدت ألا أستفسرألا أسال، مع أننی قبل العملیة کنت وعر الفضول، دائم المقارنة، (...) بعد عودتی ، بعد اکتمال ﺇفاقتی ، تبدل الأمر، صرت کنونا (...) (ص6)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

Tous les extraits susmentionnés dans le tableau ci-dessus décrivent l'état du narrateur après l'opération. Ghitany nous étalent en détails une scène cinématographique: Il lit, les médecins entrent pour l'examiner, l'infirmière regarde le moniteur, ils échangent les regards pendant que le narrateur se sent inquiet sans l'avouer. Afin de bien décrire la scène, l'auteur-narrateur recourt à l'accompli. Il s'agit des procès achevés et localisés dans le passé, raison pour laquelle le traducteur a transmis l'accompli arabe par le passé composé et l'imparfait. Il a traduit par le passé composé les procès marquant surtout les actions brèves et quasi-successives achevées dans le passé. Les verbes "a fait irruption", "ai su", "a jeté", "s'est emparée", "ai interrompu", "ont franchi", "s'est saisie", ayant des sujets différents (le narrateur, l'infirmière, les médecins), donnent l'impression que ce sont des procès consécutifs. Le lecteur sent l'existence d'une caméra faisant un mouvement panoramique dans la chambre de l'hôpital présentant ainsi un plan d'ensemble. Il aperçoit l'infirmière qui y entre subitement, la réaction du  narrateur qui arrête sa lecture et les médecins qui l'examinent.

Ceci n'empêche guère l'emploi aussi de l'imparfait et du plus-que parfait soit pour exprimer une antériorité par rapport au moment de l'événement " je m'étais habitué", " j'avais éprouvé", soit pour décrire l'état ou l'attitude des personnages " je ne ressentais rien", "dévisageaient" , "manifestaient" . Dans le premier cas, le narrateur se retire pour quelques instants du "cadre" et décrit l'impact de l'opération sur sa personnalité. Le plus-que parfait " exprime (…) une action réalisée mais antérieurement à celle énoncée par un autre verbe se situant dans le passé" (Blachère et Gaudefroy-Demombynes, 1975: p.248).  Il s'agit donc d'un procès localisé dans le passé qui dure jusqu'au moment de l'énonciation. Quant à l'imparfait, il sert à décrire le cadre, tantôt implicite c'est-à-dire les sentiments même du narrateur, tantôt explicite c'est-à-dire les regards des personnages et leurs comportements.

 

Nous remarquons donc que:

Le texte source

Le texte cible

R=S

       
       
 

 


                      E=S           E<S

 

Inaccompli                   accompli

       
       

 


présent                         passé         

R=S

       
       
 

 


      E=S ou E<S                E<S

 

Inaccompli  inaccompli               accompli

           
           

 


présent     passé                       passé                              

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

2-      Le point de référence ( R ) est postérieur au moment de l'énonciation (S) :

En effet, le point de référence (R ) prédominant dans l'œuvre de Ghitany est l'opération elle – même. L'auteur –narrateur raconte ses souvenirs concernant cette expérience en faisant un va-et vient entre un passé antérieur et un autre postérieur par rapport à (R ) . Il se souvient de la phase des préparations avant l'opération ainsi que celle de la convalescence après. Pourtant,  tandis que nous pouvons distinguer un moment d'événement (E ) postérieur au point de référence (R ), l'auteur met surtout l'accent sur le moment de l'événement antérieur. Il décrit avec détails minutieux les préparations pré-opérationnelles en Egypte et à l'hôpital de Londres ainsi que des souvenirs de son enfance et de sa jeunesse. Nous remarquons donc que le système verbal dominant peut être présenté ainsi: E < R. Raison pour laquelle, nous allons nous limiter au cas de l'antériorité du moment de l'événement par rapport au point de référence.

Dans le chapitre intitulé "نثار ", l'auteur nous montre comment il s'est préparé avant de quitter l'Egypte. Toute la scène se déroule dans son bureau où il met en ordre ses affaires et essaye de voir quels sont les documents qu'il devrait garder et ceux dont il pourrait se débarrasser. Les temps verbaux varient entre l'accompli et l'inaccompli selon l'aspect contextuel des verbes.

La traduction

L'original

J'essaie de démêler tout ce qui tombe sous mon regard - c'est peut- être la dernière fois que ces images s'offrent à moi.(p.32)

 

أحاول استیعاب ما یقع علیه بصری، ما أراه اﻵن ربما لن أعود ﺇلیه. (ص22)

J'ouvre le tiroir du bureau, en inspecte le contenu avec minutie et rapidité. C'est là que je garde les correspondances sensibles, celles qui sont liées à d'anciennes liaisons ou à des amitiés fanées mais qui reviennent de temps à autre. (p.33)

 

فتحت درج المکتب، أقلب محتویاته بسرعة و دقة، أحتفظ فیه بالخطابات الحساسة، تلک المتصلة بعلاقات قدیمة، أو مودات ذبلت لکنها تتردد بین حین و ﺁخر. (ص22)

Ce sont les derniers préparatifs avant mon départ, prévu demain à cette même heure. Je me suis acquitté des dernières formalités et me suis acclimaté à l'idée de partir, désormais je suis prêt à toutes les éventualités. (p.33)

 

غدا أتأهب فی مثل هذه اللحظة للسفر بعد أن أعددت الأمر کله و تکیفت و صرت متقبلا لکل احتمال (...) (ص22)

J'ai fini par trouver une sorte de sérénité, désormais j'accepte ce qui va m'arriver, je n'aspire plus à rien, si ce n'est justement à cette idée qu'il n'y a rien à attendre. (p.36)

 

انتهیت ﺇلى حال من الرضا بما سیکون و ما یجری ، أقصى ما أنتظره ألا أنتظر شیئا. (ص24)

J'inspecte ce qui reste dans le tiroir, me remémorant les multiples fois où je l'ai ouvert. C'est mon premier geste quand je pénètre ici: placer la clef dans la serrure et la faire prestement pivoter, (…). Avant de partir, je donne un tour de clef pour le refermer. Quand me sera-t-il dévolu de refaire ce geste, de tourner la clef de nouveau dans sa serrure? (p.40)

 

أحدق ﺇلی ما تبقی فی الدرج، أستعید لحیظات اقدامی علی فتحه، أول ما أبدأ به نهاری هنا ، أضع المفتاح، أدیره (...) قبل انصرافی أغلقه، متى یقدر لی أن أمد یدی، أن أدیر المفتاح مرة أخرى؟ (ص27)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'auteur se sert des verbes à l'accompli "فتحت، تکیفت، أعددت، صرت،انتهیت، تبقی " afin d'exprimer un procès " présenté comme achevé au moment considéré" (Maingueneau, 1993: p.34), c'est-à-dire le moment de l'énonciation. Il affirme ainsi qu'il est déjà prêt pour subir la chirurgie abstraction faite des résultats. Dans la traduction, Khaled Osman a opté pour le passé composé pour transmettre l'accompli arabe " me suis acquitté, me suis acclimaté, j'ai fini", sauf le présent "Je suis prêt" qui communique la détermination de l'auteur-narrateur.  D'ailleurs, " le présent n'équivaut pas seulement à l'actuel (…) [il] est un temps le plus fréquent des temps commentatifs; il caractérise donc une certaine attitude de locution" (Weinrich, 1973: p.39).

 

D'autres procès sont présentés aussi par l'inaccompli "أحاول، أراه ، لن أعود ، أقلب ، أحتفظ ، غدًا أتأهب، سیکون و ما یجری ، ما أنتظره ألا أنتظرشیئًا، أحدق ، تبقی ، أستعید، أبدأ به نهاری هنا ، أضع ، أدیره أغلقه، ، یقدر ، أمد یدی، أدیر ". Alors que quelques-uns ont la valeur absolue de l'inaccompli indicatif arabe, autrement dit énoncent des faits qui se déroulent au moment de l'énonciation comme "أحاول، أراه، أقلب " (E = S ), les autres verbes représentent un inaccompli indicatif localisé dans le futur grâce à l'emploi d' "un terme adverbial" (Blachère, p. 251) soit de  négation " لن" soit de temps " غدًا"(S< E ) . Bien que le narrateur soit " prêt à toutes les éventualités", il demeure néanmoins préoccupé par l'avenir. Il s'accroche à l'espoir qu'il retrouvera son bureau au point d'en emporter la clé. Le traducteur a rendu ces verbes en français en ayant recours une fois de plus à l'inaccompli présenté par le présent de l'indicatif. Il n'a eu recours qu'une seule fois au futur "sera dévolu". En fait, " il est dit que le présent désigne le moment actuel; on peut lire (…) qu'il signale une habitude (…), qu'il se rapporte à des faits intemporels, (…) qu'il peut aussi se rapporter à des faits passés ou à venir" (Weinrich, p.39). Pourtant, étant conscient de cette prolepse et de la localisation de l'inaccompli arabe dans le futur dans le corpus, le traducteur tient à le souligner dans la langue d'arrivée en employant l'adverbe de temps "demain" et en ayant recourt au futur proche "va m'arriver".

 

Une fois à Londres, le narrateur se trouve face à d'autres préparatifs plus médicaux et plus professionnels mais toujours antérieurs au point de référence. Dans le chapitre intitulé "استبیان " (Interrogatoire), il rencontre l'assistante du médecin,

"ﺇنها أقل من طبیبة و أرفع من ممرضة " (الغیطانی ص8 )

"elle était moins qu'un médecin, mais plus qu'une infirmière" (p.13)

Elle lui posait des questions sur sa vie personnelle et familiale, ses habitudes et les maladies qu'il avait contractées. Il s'agit d'un processus habituel afin de rassurer l'équipe médicale que le patient n'a aucun problème et qu'il peut subir la chirurgie. Le va et vient entre l'accompli et l'inaccompli y est permanent.

 

 Afin de répondre aux questions de l'assistante, le narrateur raconte de nombreux détails sur son enfance. Elle tenait à savoir s'il y avait des proches qui souffraient de la même maladie.

 

            Passant à une analepse (E < S  ) plus ou moins élargie, l'auteur -narrateur lui raconte ainsi les circonstances de la mort de son père et de ses frères:

 

"اثنان قبلی توفیا، الأول اسمه خلف (...) الثانی کمال توفی علی ذراع أمی (...)  لا أعرف کیف رحل الأول لکن أمی قالت ﺇن کمال ظهرت تحت أذنه الیمنى بقعة حمراء مصحوبة بسخونة، لم ینفع الدواء و من قبله الحجاب (...) لست متأکدا من عدد المتوفین بعدی، لکننی أذکر جیدا محمد، وُلد بعد ﺇسماعیل و قبل شقیقتی نوال (...) محمد مرض بعد عودتنا من جهینة، کنا نسافر ﺇلیها فی الصیف (...) مات فجرًا تماما کما رحل أبی فجرًا. بالنسبة لأبی لم تکن أی مقدمات، لم أشهد احتضاره لسفری، سمعت ما جرى (...) لأول مرة أحکی تلک اللیلة، لم أعشها ، لکننی سمعتها، عاد فی العاشرة (...) حوالی الثانیة بدأ یسعل(...) حاول ألا یحدث ضجة حتی لا یوقظ أحد، لکن عندما تزاید الأمر ، انتبه أخی ، استیقظت أمی، (...) أدرک فی هذه اللحظة اﻵن بعد ستة عشر عاما أن الحبیب القریب، المغترب اﻵن ، رحل نتیجة أزمة قلبیة" (الغیطانی، ص 9-11)

" Deux enfants qui venaient avant moi sont décédés, le premier s'appelle Khalaf (…), le second Kamâl, a rendu l'âme dans les bras de ma mère (…), je ne sais pas comment le premier est parti mais, pour ce qui est de Kamâl, ma mère a raconté qu'une rougeur lui était apparue sous l'oreille droite, accompagnée de poussée de fièvre. Ni les médicaments ni les talismans (…) n' y ont rien pu.(…) Je ne suis pas bien sûr du nombre d'enfants décédés après moi, mais je me souviens très bien de Muhammad, il est né après mon cadet Ismaïl mais avant la petite Nawal(…). Muhammad est tombé malade après notre retour de Guhayna-nous faisions le voyage jusqu'au village chaque été.(…) il est mort ce vendredi-là avant les premières lueurs du jour, de même que mon père est décédé à l'aube. Pour ce qui est de mon père, il n'y a eu aucun signe avant-coureur, je n'ai pas assisté à son dernier souffle-il faut dire que j'étais en voyage. C'est par mes frères et mes proches que j'ai su ce qui était arrivé (…) C'est la première fois que je parle ouvertement de cette nuit-là; je ne l'ai pas directement vécue mais on m'en a fait le récit. Il est rentré vers vingt deux heures (…) Aux environs de deux heures du matin, il a commencé à tousser(…) Au commencement, le père a tenté d'étouffer le bruit afin de les laisser dormir, mais lorsque la crise s'est aggravée, ma mère s'est réveillée , mon frère s'est alerté (…) à cet instant précis je me rends compte, alors que seize ans se sont écoulés, que le cher bien-aimé, aujourd'hui disparu, est décédé suites d'une crise cardiaque". (p.16-18)

 

            Nous remarquons de prime abord que l'accompli règne sur l'extrait arabe, vu l'appartenance de la plupart des procès au passé achevé par rapport au moment de l'énonciation; autrement dit le moment de l'événement ( E ) est antérieur au moment de l'énonciation (S) ( E< S) .  Raison pour laquelle le traducteur les a transmis par le passé composé: " sont décédés, a rendu, est parti, a raconté, ont pu, est né, est tombé, est mort, ai assisté, ai su, ai vécue, a commencé, a tenté, s'est réveillé, s'est alerté, se sont écoulés". Il a pu ainsi traduire la  succession rapide des procès, surtout dans la scène de l'agonie du père où la surprise et l'enchaînement des événements sont l'axe principal. Quant au plus que parfait, il est employé pour marquer l'antériorité dans le passé: "ce qui était arrivé".

 

            Pourtant, l'auteur recourt parfois dans l'extrait ci-dessus à l'inaccompli mais de deux manières différentes. Primo, dans le procès "کنا نسافر ", l'inaccompli est localisé dans le passé "par l'emploi de کان à l'accompli avec valeur d'exposant temporel devant un verbe à l'indicatif" (Blachère et Gaudefroy-Demombynes, 1975: p.253). Le narrateur énonce l'habitude dans le passé pour raconter tous les détails de ses souvenirs en répondant aux questions posées par l'assistante. Aussi Khaled Osman l'a-t-il traduit par l'imparfait qui exprime la durabilité dans le passé : "nous faisions le voyage jusqu'au village chaque été".  Secundo, bien que le récit lui-même soit au passé, nous pouvons remarquer l'inaccompli indicatif localisé dans le présent. En fait, les procès " أذکر، أحکی، أدرک" rendent le récit plus vif et donnent l'impression au lecteur que ces souvenirs racontés sont toujours gravés dans la mémoire du narrateur, d'autant plus que ledit inaccompli est presque entrelacé avec l'accompli qui prédomine. Nous ne trouvons pas un paragraphe à part au présent, mais plutôt un va-et vient entre l'accompli et l'inaccompli. C'est comme si le narrateur était dans un état hypnotique où il se lance dans des souvenirs lointains et, de temps à autre, il s'éveille rien qu'une seconde pour faire un commentaire ou une constatation. Vu la valeur aspectuelle indéniable de cette variation, le traducteur a suivi la même démarche et a  employé le présent de l'indicatif pour transmettre ces trois verbes: "Je me souviens, je parle, je me rends compte".

 

            Par ailleurs, le présent de narration est employé souvent dans le corpus. Le récit étant, en principe, au passé, " il est évident que le présent (…) ne coïncide pas avec le moment de l'énonciation. Mais l'emploi de ce présent dit de narration rend plus vivant, plus présent le souvenir et mime en quelque sorte la mémoire qui fait surgir dans le présent des événements passés" ( Schott-Bourget, 2013: p.82).

            Avant l'opération, le médecin donne ses directives au narrateur concernant les aliments qui lui seront interdits après la chirurgie. Il lui permet de manger ce qu'il désire avant de commencer effectivement la période d'interdiction voire de privation. C'est ainsi que le narrateur commence à récupérer tous les souvenirs refoulés liés à la nourriture.

 Bien qu'il raconte une scène de son enfance, l'auteur-narrateur décrit le fameux vendeur des fèves " أبو حجر" qu'il affectionnait en employant l'inaccompli indicatif :

"ﺇن أبا حجر کان یجیء من ناحیة کفر الزغاری، یقف بعد صلاة الفجر، لابد أن ینصرف قبل شروق الشمس، یتعجل لملمة حاجاته قبل بزوغها رغم أن المبانی تفصله عنها و تحجبها عنه. (...) یرتب الأوضاع مستغرقا، یضبط المقادیر بتأن، أحیانا یتراجع ﺇلى الوراء لینظر ﺇلى الطبق، ﺇذا لم یعجبه، یفرغه فی وعاء مجاور، ثم یبدأ من جدید، لا یقدم زبونا علی ﺁخر مهما علا الشأن (...) " (الغیطانی، ص61)

"Abou Hagar arrivait chaque matin de Kafr Zakhâri, il installait son étal juste après la prière de l'aube, sachant qu'il devait impérativement en avoir fini avant le lever du soleil. Il se dépêchait de ramasser ses affaires avant que le premier rayon ne surgisse, moment dont il devinait l'approche bien que l'horizon fût masqué à sa vue. (…) Il apprêtait son matériel dans la plus grande concentration, dosant les quantités avec une précision maniaque. Quelquefois, il prenait un peu de recul pour juger de l'allure générale de son plat, n'hésitant pas, si le résultat ne lui plaisait pas, à en jeter le contenu dans un récipient prévu à cet effet, avant de recommencer l'opération depuis le début. Il servait les clients par ordre d'arrivée, sans faire cas des préséances liées au prestige" ( p.83)

Bien que le narrateur énonce des procès localisés effectivement dans le passé, il se sert de l'inaccompli pour les rendre plus réels, leur donner l'aspect du présent et affirmer que ce souvenir vit encore dans sa mémoire. C'est ainsi qu'il parvient  à nous transmettre le caractère actif et assidu du vendeur Abou Hagar connu pour ses fèves délicieuses. Pourtant, Khaled Osman a préféré l'emploi de l'imparfait pour traduire ces procès dans la mesure où il s'agit des procès décrivant les habitudes de Abou Hagar et les étapes de leur déroulement. D'ailleurs, l'emploi de l'imparfait dans la traduction de cet extrait est justifiable pour deux raisons.

 L'auteur y a employé lui-même, au début, l'inaccompli localisé dans le passé  grâce à  la particule "کان " à l'accompli et ayant pour équivalent paradigmatique l'imparfait du français. Le traducteur a opté pour l'imparfait dans le passage tout entier car l'inaccompli ne révèle aucune rupture dans les procès décrits: "arrivait", " installait", "devait", "se dépêchait" , "apprêtait", "prenait" , "plaisait", "servait ". Il s'agit d'une scène descriptive située dans le passé.

Par ailleurs, comme le souligne Alain Rabatel " la valeur textuelle de l'imparfait peut être subjective, expériencielle / mémorielle" (Détrie, 1999: par.4). Le narrateur décrit ici une "expérience" gravée dans "la mémoire". Le recours donc à l'imparfait constitue un procédé de traduction fort réussi à cet égard. La version française de l'œuvre a ainsi le même impact que le texte source et le lecteur du texte traduit saisit facilement le message voulu par l'auteur égyptien.

 

Pourtant, l'accompli indicatif localisé au présent dans l'extrait ci-dessous portant toujours sur le vendeur de fèves , est traduit par le présent de l'indicatif: 

" لا یخاطب شخصا بعینه، ﺇنما یزعق عبر الفراغ ،  فأدنو منه بودی و أخوتی ، و أشفق علیه لسبب ما لا أدریه  ربما لأنه یتحدث ﺇلى نفسه (...)   " (الغیطانی ، ص64)

"Il ne s'adresse à personne en particulier, sa voix jaillit du silence à la cantonade, je m'approche de lui, porté par un élan d'affection et de fraternité, pris d'une compassion soudaine que je ne m'explique guère peut-être due au fait qu'il se parle à lui-même (…)" ( p.88)

Le traducteur, fidèle au système verbal utilisé par l'auteur égyptien, a opté pour le présent de la narration afin de rendre la scène racontée plus vivante.

 

            Il est de même pour la traduction des passages où le narrateur décrit sa mère préparant les fèves à la maison:

"أمی تقعد ﺇلى موقد الغاز (...) ﺇذ تستوی النار، تضع أمی فوقها الحلة، ملعقة من السمن البلدی، بعد میقات معلوم تلقی شرائح البصل فی الحرارة المتقدة فتقع الطشة.  (...) عند اصفرار البصل أو الثوم. ظهور اللون البنی، تضیف عصیر الطماطم، الأحمر القانی، تقلب جیدا" (الغیطانی،  ص65) "

"Ma mère est accroupie devant le réchaud (…) Une fois la flamme devenue régulière, ma mère place dessus la casserole, ajoute une cuillère de samn; au bout d'un temps étudié, elle jette les tranches d'oignons dans le beurre en fusion, afin de provoquer" le coup de feu" (…). Lorsque l'oignon-ou la gousse d'ail, a pris une coloration dorée et commence à brunir, ma mère ajoute la sauce tomate, rouge écarlate, qu'elle mélange soigneusement" (p.91)

 

Ou l'épouse de son oncle préparant le pain:

"أقعد ﺇلى جوار امرأة خالی، فی اللحظة المواتیة تسحب الرغیف المتخذ طریقه صوب النضج، تقلبه حتى یطال الوهج سائر أجزائه. بخفة تخرجه، ساخنا، لکنها بسرعة تضعه فی المشنة، منه یفوح کمال الاستواء، عبق لا قرین له، أتعجل قضمة (...) "( ص67-68)

" Je suis assis aux cotés de la femme de mon oncle maternel; à l'instant idoine elle se saisit de la galette qui s'achemine lentement vers la maturité, elle la retourne de façon que la flamme l'atteigne uniformément, après quoi elle l'extrait d'une main délicate et la place sans prendre de temps dans la machannah. Du pain se dégage une odeur de cuisson idéale, un arome qui n'a pas son pareil; je suis impatient de mordre (…) " (p.95)

Dans les deux passages, le moment de l'événement (E ) est antérieur à celui de l'énonciation (S) (E <S ). Pourtant, l'auteur a opté pour l'inaccompli indicatif permettant ainsi au lecteur de vivre avec lui ses souvenirs inoubliables. Il nous présente à nouveau des scènes cinématographiques pleines d'odeurs, de couleurs et de mouvements. Ayant saisi la valeur de l'inaccompli indicatif à cet égard, le traducteur a préféré employer son équivalent direct en français soit le présent de l'indicatif.

            Voici un tableau récapitulatif du système verbal arabe et celui que l'on retrouve dans la traduction:

Texte source

Texte cible

S < R

 

                 E < R               R < E

 

   accompli     inaccompli 

 


     passé              présent

S < R

 

                 E < R               R < E

 

   accompli     inaccompli 

              

 passé              présent  futur     passé

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Conclusion:

            Nous constatons, au terme de cette étude, que le verbe joue dans la langue un rôle temporel et aspectuel. Le traducteur en tant que lecteur et auteur de sa propre œuvre (la traduction) doit en tenir compte. Comme sa mission consiste à communiquer fidèlement à son public cible le message original, il doit souvent recourir à "un transcodage" interprétatif du texte source. Il est donc impérieux, en traduisant les verbes,  d'être à la fois conscient des temps et des aspects. Nous pouvons ainsi conclure que, contrairement aux "règles" strictes quasi-omniprésentes dans tous les ouvrages didactiques de traduction, la traduction des temps verbaux de l'arabe vers le français n'a pas de règles fixes, surtout lorsqu'il s'agit d'un texte littéraire. Il est difficile d'adhérer au point de vue selon lequel " un temps verbal possède en propre la particularité de communiquer un point de vue quel qu'il soit, indépendamment de tout contexte, puisqu'aucun temps se comporte avant tout comme élément du système temporel de sa langue" (Anguita, 2010: S.P.). D’où vient la notion de " sémantique temporelle" de Gosselin.

D'ailleurs, l'auteur égyptien lui-même, bien que le récit soit au passé, recourt souvent à l'inaccompli indicatif localisé dans le présent afin de faire revivre ses souvenirs, d'une part, et de jeter la lumière sur l'écart entre les différents moments de l'énonciation (S ) et de l'événement (E ), d'autre part. Pourtant il a recours à certainement l'accompli pour exprimer les procès achevés dans le passé tout en étant antérieur au moment de l'énonciation et au point de référence commun à tous les moments d'événement  (l'opération chirurgicale).

Répondant à ce va et vient entre l'accompli et l'inaccompli, le traducteur Khaled Osman  choisit les différents temps verbaux adéquats susceptibles de transmettre à son lecteur le même effet rendu par le corpus arabe: "puisque l'équivalent de la traduction à l'original ne résulte pas d'une simple équation linguistique, la traduction des temps verbaux s'appuie forcément sur des équivalences susceptibles de rendre un effet de sens particulier révélé dans le texte source " (Anguita, 2010: S.P). Aussi traduit-il l'accompli par le passé composé et l'imparfait, d'une part,  et l'inaccompli par le présent de l'indicatif et l'imparfait, d'autre part, selon la sémantique temporelle des différentes formes grammaticales dans le texte de départ. Nous pouvons même aller jusqu'à dire que le traducteur, face à une telle variété d'aspects temporels des verbes, opte pour une sorte d' "adaptation" en choisissant le temps verbal adéquat selon l'aspect dans le texte de départ.  Une telle adaptation "tempo-aspectuelle" nous semble si intéressante à plus d'un égard.  Nous espérons pouvoir continuer à déchiffrer ce vaste champ d'études analytiques nous permettant aussi de découvrir d'autres aspects traductologiques et de parvenir à des résultats plus fructueux. 



 

Références:
-          Blachère, R. et Gaudefroy-Demombynes, M. (1975), Grammaire de l'arabe classique, Paris, G.-P.Maisonneuve et Larose.
-          Chairet, Mohamed (1996), Fonctionnement du système verbal en arabe et en français, Linguistique contrastive et traduction nº spécial, Paris, OPHRYS.
-          Genette, G. (1972), Figures III, Paris, Éditions du Seuil.
-          Maingueneau, Dominique (1993), Éléments de linguistique pour le texte littéraire, Paris, DUNOD.
-          Mauger, G. (1968), Grammaire pratique du français d'aujourd'hui, France, Librairie Hachette.
-          Schott-Bourget, Véronique (2013), Approches de la linguistique, Paris, Armand Colin.
-          Tisset, Carole (2000), Analyse linguistique de la narration, Saint-Germain-du-Rey, SEDES.
-          Weinrich, Harald (1973), Le temps, le récit et le commentaire, traduit de l'allemand par Michèle Lacoste, Paris, Éditions du Seuil.